L’économiste qui avait prédit la crise met en garde: ‘L’euphorie est de retour’

William White © Bloomberg via Getty Images

Dix ans après la crise financière qu’il avait prédite, l’économiste William White observe les marchés financiers avec une inquiétude croissante. “Il y a moyen de persuader les gens que cela ne pourra pas durer éternellement. Mais vous ne les convaincrez pas que cela a d’ores et déjà suffisamment duré.”

“Si vous les alignez tous, vous avez bel et bien des soucis à vous faire”, avertit William ‘Bill’ White qui a publié une note dans laquelle il répertorie les faits marquants.

Sur sa petite liste: une peinture vendue à 450 millions de dollars, bien qu’on ne soit pas absolument certain qu’il s’agit d’un Léonard De Vinci; une monnaie numérique, potentiellement sans valeur, qui a augmenté de 900%; quatre sociétés technologiques qui ont vu leur valeur boursière augmenter de 1.000 milliards de dollars; et les bourses qui, mondialement, valent actuellement 113% de l’économie mondiale totale, un record.

Ces aberrations sont clairement source d’inquiétude pour le Canadien. Et si White se fait des soucis, mieux vaut ne pas l’ignorer. Par ailleurs, le Belge Peter Praet est également arrivé à cette conclusion. Pour rappel, il s’agit de l’économiste en chef de la Banque Centrale européenne.

White était pour sa part l’économiste en chef de la BRI (Banque des règlements internationaux), l’organe de surveillance des banques centrales, lorsque, longtemps avant la crise, il avait averti du danger de la faiblesse du taux d’intérêt et des excès financiers.

Dix après la tempête financière mondiale, l’économiste de 74 ans, marié à une Anversoise, n’est plus dans le cockpit de l’économie mondiale depuis un petit moment déjà. Mais en tant que président de l’organe de conseil économique de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), il examine les choses avec une plus grande distance. Et ce qu’il voit ne lui plaît pas.

Peut-être que tout redeviendra rose, mais il est également possible que la pagaille que nous avons créée nous éclate au visage

La situation d’aujourd’hui vous rappelle-t-elle 2007 ?

WILLIAM WHITE. Oui, je vois clairement des similitudes. L’euphorie est de retour sur les marchés financiers. Les gens me demandent comment je sais avec certitude que les valorisations boursières sont trop élevées. Je ne le sais pas précisément, mais il est néanmoins anormal qu’un rendement négatif soit généré pour presque dix mille milliards d’euros d’obligations d’État européennes. Ce faisant, vous donnez en fait une incitation à détruire de la valeur. Votre projet est déficitaire ? Pas de problème, puisque l’argent est de toute façon gratuit. Ça n’a tout de même absolument aucun sens ? Cela ne peut simplement pas continuer.

Il n’y a pas que le niveau élevé des prix qui dénote, mais aussi le comportement grégaire des investisseurs.

Tout le monde va dans la même direction. Il n’y pas de diversification, pas de recherche de valeur, seulement des achats et des ventes spéculatifs. Investir devrait être la recherche d’une manière efficace d’obtenir un return plus élevé de l’épargne. Ce n’est plus la préoccupation de personne.

À propos d’évocations de 2007, les prix de l’immobilier augmentent également rapidement aujourd’hui.

Même très fort dans des lieux comme la Chine, l’Australie, le Canada et les pays scandinaves. Nous avons déjà souvent expérimenté cela. Quand le taux d’intérêt grimpe, les gens ont du mal à rembourser leurs dettes. Et s’ils font malgré tout face à ces obligations, ils font des économies sur tout le reste. Personne ne dépense plus d’argent car l’hypothèque doit être payée. Une grave récession menace alors.

Vous continuez à souligner que les dettes sont le talon d’Achille de l’économie mondiale.

Le problème s’est encore accentué. Saviez-vous par exemple que pour 70% de l’ensemble des prêts aux entreprises actuels, il n’y a quasiment pas de conventions ? Les prêteurs disent ainsi: “Voici l’argent. Promettez-moi simplement que vous le rembourserez.” Il y a quelques années, des conditions strictes étaient encore liées à un prêt. Plus aujourd’hui.

Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les 10.000 milliards d’obligations en dollars émises par des sociétés qui ne gagnent pas le moindre dollar. Si le taux d’intérêt et le dollar augmentent, elles devront rembourser leurs dettes dans une monnaie dont la valeur diminue. Je doute que cela réussisse.

Comment sommes-nous devenus aussi dépendants des dettes ? Même en réponse à une crise de la dette, nous avons contracté davantage de dettes.

La réponse simple est que cela fonctionne. Nous parvenons toujours à nous tirer d’affaire. Or, nous savons aussi que cela ne peut pas durer éternellement. Cela a déjà duré bien plus longtemps que prévu. Mais les dettes sont-elles déjà, avec certitude, intenables ? Pas nécessairement.

Voyez-vous, les gens qui ne veulent pas arrêter la croissance du crédit ont un argument massue: ne nettoyer les choses qu’a posteriori a toujours fonctionné par le passé. Les personnes comme moi, qui estiment que cela tournera mal tôt ou tard, se heurtent à un problème. Vous pouvez très bien persuader les gens que cela ne pourra pas continuer éternellement. Mais vous ne les convaincrez pas que cela a d’ores et déjà suffisamment duré.

Ne pouvons-nous pas tout simplement croître de telle sorte à nous désendetter ? Si l’économie croît plus rapidement, les dettes diminuent proportionnellement.

C’est l’approche américaine. La réforme fiscale ajoutera encore 1.500 milliards de dollars à la dette américaine au cours des dix prochaines années. Selon les républicains, ce n’est pas un problème. Ils croient que la diminution d’impôt générera tellement de croissance supplémentaire que le taux d’endettement diminuera. Mais l’idée que l’économie américaine puisse croître de 4% l’an en période de vieillissement de la population et de faible croissance de la productivité est tout simplement ridicule.

Peut-être que les technologies nous sauveront. Nous enregistrons d’énormes progrès, notamment dans l’intelligence artificielle. Cela pourrait sérieusement booster notre productivité. Mais un secteur où les gagnants partiront avec tout le bénéfice pourrait – si nous n’y prenons pas garde – tout aussi bien contribuer aux difficultés.

Les dettes ont même encore augmenté. Sommes-nous dès lors au moins mieux préparés qu’il y a dix ans ?

Je n’en suis pas certain. Mais il reste beaucoup de problèmes, par exemple avec les règles d’insolvabilité. En Italie, cela prend des années avant qu’une banque voie son argent remboursé. Elle est donc réticente à pousser ses clients à la faillite. Les banques sont par ailleurs toujours too big to fail. Et nous sommes encore loin d’une résolution ordonnée des banques à problème.

Sur le plan du management de crise, nous avons même régressé. Après la crise, nous avons mis de nouvelles règles en place pour la Banque Centrale américaine, parce que des détracteurs estimaient qu’elle était allée trop loin dans le sauvetage du secteur financier. Quand la panique naît, le prêteur en dernier ressort est donc limité dans ses possibilités. L’idée est que vous pouvez endiguer le danger en limitant l’interdépendance des banques. Mais ce n’est pas la banque A qui fait tomber la banque B, et ainsi de suite, comme un jeu de domino. Non, même si toutes les banques n’étaient pas interconnectées, elles pourraient encore sombrer ensemble en cas de panique. Il existe une jolie expression anglaise à ce propos: All join hands and panic.” (il rit)

Dans les banques centrales, l’attention accordée au revers de leur politique s’est accrue. Elles se dirigent à présent lentement vers une sortie de cette politique. Jusqu’à présent, elles semblent maîtriser la situation.

Jusqu’à présent, tout se déroule bien, oui. Or, les systèmes complexes comme l’économie ne sont pas linéaires (voir cadre ‘Quel sera le déclencheur du prochain crash ?). C’est précisément le problème. Cela me fait penser à la blague de cet homme qui saute du 25e étage. Lorsque quelqu’un, sur un balcon, lui demande, au cours de sa chute, comment ça va, il crie encore rapidement: “Jusqu’à présent, tout va bien” (il rit).

La situation reste préoccupante. Si l’économie mondiale ralentit à nouveau, nous aurons des problèmes. Car les prix des actifs se situent à un niveau beaucoup trop élevé, ce qui entraînera un carnage sur les marchés. Mais même si vous pensez que l’économie est relativement forte, des dangers menacent. Si le taux d’intérêt commence à grimper du fait que l’économie fonctionne bien, certaines évolutions récentes sur les marchés pourraient rapidement s’inverser. Vous pourriez bien sûr dire que certains actifs ont trop anticipé à la hausse et qu’une correction ne peut en soi pas faire de mal. Mais selon moi, une hausse du taux d’intérêt pourrait causer une telle inquiétude que nous devrions à nouveau recourir aux banques centrales pour éteindre l’incendie.

Si vous faites de mauvais pronostics pendant dix ans, vous allez tout de même penser qu’il y a peut-être quelque chose qui ne va pas dans ce modèle ? Mais cela ne fonctionne apparemment pas de la sorte.

Autrement dit, les banques centrales doivent maintenir le taux d’intérêt à un niveau faible. Est-ce vraiment possible si elles veulent, pour la première fois depuis la crise, réduire leur bilan collectif l’an prochain ?

Si vous partez du principe que l’envergure des bilans maintient le taux d’intérêt à un niveau faible, il restera dans ce cas faible jusqu’à ce que les bilans commencent à se réduire. Le message des banques centrales est actuellement: “Notre politique a été un succès, mais le retour en arrière n’aura pas d’impact.” Je ne comprends pas cela. Vous pouvez tout de même vous attendre à ce que le taux d’intérêt augmente à peu près autant qu’il a diminué grâce à la politique.

Certains plaident en faveur d’un resserrement dur, parce que les banques centrales sont allées beaucoup trop loin. Ces personnes n’ont pas compris. Une politique a été mise en oeuvre. Nous sommes neuf ans plus tard et nous devons vivre avec les conséquences. Nous devons essayer de normaliser la situation, comme les banques centrales en ont l’intention. Et nous devons être prudents car le système est fragile. Peut-être que tout redeviendra rose. Mais il est également possible que la pagaille que nous avons créée nous éclate au visage.

Le plus étrange est que presque tout le monde trouve que la politique monétaire souple doit être revue, mais l’inflation reste néanmoins loin en dessous des 2%.

Les forces déflationnistes que nous observons depuis les années nonante sont en grande partie un produit dérivé de la globalisation et des changements technologiques. Des milliards de personnes se sont ajoutées sur le marché du travail et les développements technologiques ont fait augmenter la productivité. Cela induit une pression sur les salaires et sur les prix. Je ne vois aucun mal à cela.

Les banques centrales considèrent erronément toute déflation comme de la mauvaise déflation. Cette idée, ils la tiennent de la Grande dépression des années trente. Ils oublient que cette période ne s’est présentée qu’une seule fois. Elle est unique. Toutes les autres périodes de déflation ne se sont pas accompagnées d’un ralentissement de la croissance. Au contraire, il y a même souvent accélération de la croissance, puisque la déflation est mue par une augmentation de la productivité.

La lutte à coup de milliards des dernières années a donc au mieux été inutile ?

Quelles leçons faut-il en tirer ? Tout d’abord, il ne faut pas nécessairement lutter contre la déflation. Deuxièmement, si vous le faites malgré tout, cela ne fonctionnera pas à long terme. Et troisièmement: si vous engagez une longue bataille, il y aura des conséquences imprévues, qui vous feront peut-être aboutir à l’effet inverse de ce que vous visiez.

Que voulez-vous dire par cela ?

En théorie, la faiblesse du taux d’intérêt est bonne pour l’économie, parce qu’elle tire la consommation future vers aujourd’hui. Mais quid si vous êtes ce futur aujourd’hui ? Imaginez que la politique de stimulation réduise la demande après un certain temps parce que l’immensité de la dette pèse sur la consommation. Et que l’offre augmente parce que la faiblesse du taux d’intérêt garde des sociétés zombies en vie. C’est la recette parfaite pour une diminution de l’inflation.

L’ironie est ensuite que les banques centrales pensent que leur politique est inflationniste, alors qu’elle fait précisément diminuer l’inflation. Vous pouvez même aller un pas plus loin: vous arrivez alors à la situation absurde que davantage d’argent conduit à moins d’inflation. Jusqu’à ce que… (il hésite) jusqu’à ce que tout cet argent, dans un système complexe comme l’économie, crée malgré tout de l’inflation un jour.

Il n’est donc pas justifié de déclarer morte l’inflation, ce grand ennemi de l’épargnant ?

L’inflation refera tôt ou tard son apparition, selon moi. Et quand cela se produira, elle sera très difficile à maîtriser, parce que s’il est en principe déjà trop tard, peu importe ce que vous y fassiez. Pour cela aussi, il y a beaucoup d’exemples dans l’histoire.

À lire aussi : tous les articles sur comment investir l’an prochain dans notre dossier Investir en 2018

Bio

  • Né dans l’Ontario, Canada
  • À étudié l’économie à l’Université de Windsor et à l’Université de Manchester
  • A commencé sa carrière à la Bank of England et l’a ensuite rapidement poursuivi à la Bank of Canada, dont il est ensuite devenu vice-gouverneur
  • 1994 : Banque des règlements internationaux (BRI). En tant qu’économiste en chef, il a, à plusieurs reprises, averti de l’imminence d’une crise financière
  • Depuis 2009, président du Comité d’examen des situations économiques et des problèmes de développement (Comité EDR) à l’OCDE.

Quel sera le déclencheur du prochain krach ?

“Le déclencheur importe peu. Le motif peut être un simple événement anodin”, estime William White. “Les recherches montrent que cela n’a pas de sens de rechercher le déclencheur car vous ne le trouverez de toute façon probablement pas. Le krach est enraciné au coeur même du système.”

White fait pourtant une observation: “Le trigger est souvent quelque chose de nouveau, une nouvelle invention, une nouvelle technologie ou une innovation financière. En 1857, il y a eu les chemins de fer aux États-Unis, en 1929 l’émergence de la carte de crédit, autour des années 2000 l’internet et en 2008 le reconditionnement des crédits hypothécaires. Aujourd’hui, il y a l’ascension abrupte de la Chine, les fonds d’investissement passifs ou la croissance incontrôlée des éventuels candidats aux obligations d’entreprise, tout comme les grands espoirs que suscitent les sociétés technologiques.”

“Pour les organes de surveillance et les économistes, c’est bien sûr une consolation de pouvoir dire que la cause était quelque chose de nouveau. Il était dès lors impossible de la voir arriver”, conclut White. “Vous pourriez tout aussi bien dire que c’était à chaque fois la même chose : de la spéculation, à laquelle les marchés et les banques se sont laissés entraîner.”

Nous comprenons beaucoup moins bien l’économie que nous ne le voudrions

En réalité, nous ne comprenons toujours absolument rien à la manière dont le secteur financier et l’économie fonctionnent, affirme William White. “Il y a dix ans, les modèles standards ont entièrement échoué dans la prédiction de la crise. Et contrairement à ce que les modèles prévoient, l’économie ne s’est toujours pas rétablie. Si vous faites de mauvais pronostics pendant dix ans, vous allez tout de même penser qu’il y a peut-être quelque chose qui ne va pas dans ce modèle ? Mais cela ne fonctionne à l’évidence pas de la sorte, particulièrement dans les moments inhabituels comme après une grave crise. Les gens se réfugient alors dans leur système de croyances, car c’est la seule chose qui leur reste. L’esprit humain semble ne pas pouvoir vivre avec un vide. ‘Je ne sais pas, je ne le sais fondamentalement pas’, cela ne se dit pas”.

“Nous devons simplement reconnaître que nous comprenons beaucoup moins l’économie que nous ne le voudrions. C’est un ‘système complexe (auto-)adaptatif’. Il n’y a pas une cause et une conséquence, parce que le système détermine lui-même le résultat. En d’autres mots, vous avez beau essayer de rectifier le cap, vous ne pourrez pas prévoir le résultat d’une mesure. Les économistes commettent une erreur philosophique car ils ne comprennent pas la nature de la bête.”

Cela signifie aussi, selon White, que les décideurs des politiques économiques doivent être beaucoup plus modestes. “L’économie n’est pas plus que l’interaction entre un nombre immense de personnes. Quoi que vous fassiez, cela peut avoir des conséquences non prévues. Vous devez donc faire attention avant d’intervenir. Mais, dans leur grande majorité, les économistes n’y sont pas préparés.”

“Dans leur essence, de tels systèmes regorgent d’effets retour négatifs et positifs et il y a de nombreuses interdépendances. Cela devient dès lors vraiment très compliqué. Cela implique que vous devez être prudent quand vous définissez une politique, car vous pouvez aggraver les choses au lieu de les améliorer. Observez par exemple comment une politique monétaire souple aide d’abord les banques, mais commence à leur nuire après un certain temps du fait que la faiblesse du taux d’intérêt pèse sur la marge d’intérêts.”

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content