Jacques Delen, Delen Private Bank: “C’est en n’investissant pas que l’on prend des risques”
Fort de ses 50 années d’expérience au sein d’une des principales banques privées du pays, Jacques Delen distille de précieux conseils pour 2022. Dont celui qui consiste à délaisser le compte d’épargne au profit de l’investissement. “Tout en veillant à rester constamment investi”, ajoute-t-il.
Pour Jacques Delen, l’aventure entrepreneuriale a commencé il y a près d’une cinquantaine d’années au rez-de-chaussée d’un immeuble de taille moyenne situé sur une grande voie d’accès à la périphérie d’Anvers. C’est en 1973 en effet que le jeune homme a intégré le bureau de change de son père. “Trois employés et trois membres de la famille se partageaient 100 m2”, se souvient-il.
L’aventure s’est muée en une véritable réussite. En témoignent notamment les bureaux où la Banque Delen est désormais installée, quelques numéros plus loin. Ils occupent plusieurs maisons de maître, dont certaines sont reliées entre elles par une passerelle de verre. A l’intérieur se conjuguent classe et simplicité. L’organisation horizontale de l’entreprise se retrouve également dans l’architecture du bâtiment.
Avec près d’un demi-siècle d’activité au compteur, Jacques Delen est un des banquiers privés les plus expérimentés du pays. Son expertise s’est avérée cruciale lorsqu’il s’est agi de conseiller la clientèle au moment de l’éclatement de la crise sanitaire et de l’effondrement des marchés financiers qui a suivi. “Notre stratégie consiste à toujours demeurer investi, insiste notre interlocuteur. Il faut absolument éviter le market timing et veiller à ne pas multiplier les entrées et les sorties. On sort généralement trop tard et si les cours continuent de baisser, rien ne dit qu’on réinvestira au bon moment. Imaginez que vous ayez revendu vos actions fin mars 2020, lorsque les Bourses avaient déjà considérablement chuté, et que vous ayez attendu trop longtemps pour réinvestir: vous avez perdu des années de rendement potentiel.”
Rester investi, c’est éviter les accidents sur le long terme.
TRENDS-TENDANCES. Quelle est pour vous l’importance de l’investissement?
JACQUES DELEN. Investir est la meilleure manière de profiter de la croissance économique. Ce n’est pas en étant créancier ou épargnant que l’on y parvient: cela ne rapporte plus rien. Au contraire, être propriétaire – en d’autres termes, actionnaire – permet de profiter du rendement des entreprises dans lesquelles on détient des positions. C’est la seule façon d’accroître un patrimoine et de le protéger contre l’inflation. Certaines personnes considèrent qu’investir est risqué, mais c’est en réalité l’inverse: c’est en n’investissant pas que l’on prend des risques.
L’inflation s’emballe. Est-ce bien le moment d’investir en Bourse?
Nombre d’épargnants et de détenteurs d’obligations s’interrogent sur l’absence de rentabilité, voire sur la dépréciation, de leur épargne. Ce qui revient à reconnaître qu’ils auraient dû investir en actions beaucoup plus tôt. Je n’irais pas jusqu’à affirmer que le moment pour convertir l’épargne en actions est idéal: le risque d’assister à un repli temporaire s’est peut-être légèrement accru, bien que l’on ne puisse jamais savoir. Investir en Bourse est un processus qui doit s’étaler sur un certain nombre de mois, de manière à éviter les reculs provisoires. Ce qui au bout d’un temps permet de ne plus s’inquiéter des chutes de cours suivantes. Rester investi, c’est éviter les accidents sur le long terme.
Visez-vous des rendements supérieurs à ceux du marché?
Là n’est pas notre objectif principal. Lorsqu’on cherche à répliquer l’évolution du marché, on échoue neuf fois sur 10. Avec quelque 200 actions et 500 obligations, nos investissements sont très diversifiés. Il nous arrive de surpondérer ou de sous-pondérer des secteurs ou des régions, mais nous n’en excluons jamais aucun. Parier sur certaines parties seulement du marché d’actions revient à prendre des risques inutiles. Si, il y a cinq ans, vous avez jugé les actions de croissance trop onéreuses et que vous n’en avez pas acheté, vous avez ici également renoncé à énormément de rendement.
Cela fait des années que les Bourses américaines se portent mieux que leurs petites soeurs européennes. Cette situation peut-elle évoluer?
Nous sommes investis à 50% aux Etats-Unis, à 35% en Europe et à 15% dans le reste du monde. Cette surpondération sur les Etats-Unis s’explique par la croissance du pays, beaucoup plus marquée que partout ailleurs ces dernières années, surtout grâce au dynamisme du secteur technologique. La croissance économique et le marché de l’emploi américains se portant extrêmement bien, je m’attends à ce que les Bourses américaines restent en tête. Les actions européennes sont tellement à la traîne qu’un rattrapage est aujourd’hui possible. Nous nous montrons en revanche plus circonspects à l’égard de la Chine et des marchés émergents. Nous préférons les multinationales européennes et américaines qui réalisent une partie de leur chiffre d’affaires là-bas: nous profitons de la sorte de la croissance de ces régions, tout en nous reposant sur la culture managériale occidentale.
Pourquoi la culture de l’investissement est-elle si peu ancrée en Belgique?
Le débat sociétal à ce sujet est éclipsé par les crises que certaines personnes – dont les investissements n’étaient pas diversifiés – ne parviennent pas à oublier. L’amalgame entre investissement et spéculation que certains hommes et femmes politiques font dans les médias n’aide pas non plus. La classe politique doit arrêter de stigmatiser les entrepreneurs et les investisseurs et de les qualifier de spéculateurs. Ce sont des investisseurs, point. Les Anglo-Saxons et les Scandinaves sont beaucoup plus avancés: ils sont largement investis en actions, alors que moins de 10% des Belges le sont, en tout cas directement.
Que pensez-vous des jeunes investisseurs qui choisissent les cryptomonnaies pour faire leurs premiers pas sur les marchés financiers?
Qu’ils s’intéressent à la question est une excellente chose, mais ils sous-estiment souvent les risques. Evidemment, on n’acquiert de l’expérience qu’en commettant des erreurs. Et peut-être ce nouveau canal permettra-t-il aux jeunes de se familiariser avec les marchés financiers au sens large. Mais les cryptomonnaies doivent être mieux régulées.
Deux autres tendances désormais très marquées sont l’investissement passif, au moyen des ETF, et le recours au conseil automatisé, c’est- à-dire aux robots-conseillers. Voyez-vous là une menace pour les banquiers privés?
Ils sont rares, les résultats dans le domaine de l’investissement automatisé qui tombent du ciel! Cela me fait penser à l’arrivée d’internet: à l’époque, tous les agents de change et sociétés de Bourse criaient à la faillite parce que les clients allaient pouvoir passer eux-mêmes leurs ordres en ligne. Il n’est finalement rien arrivé. Les clients ont besoin de conseils, y compris pour acquérir des trackers. Le conseil est notre valeur ajoutée.
La Banque Delen progresse depuis des décennies déjà, sans attirer beaucoup l’attention des médias et sans dépenser énormément en marketing. Quel est votre secret?
Nous n’évitons pas les médias mais nous ne les recherchons pas non plus. Les clients n’ont pas besoin que nous expliquions dans la presse comment nous gérons nos portefeuilles. Ce qu’ils veulent, ce sont des relations personnelles, une activité pour laquelle nous nous imposons des règles strictes. Un contact proactif a beaucoup plus de valeur que des relations ponctuelles, dictées par la nécessité de réagir à une évolution du marché. Il faut évidemment appeler le client quand les choses vont mal, mais pas seulement.
Comment décririez-vous Delen Private Bank, en sa qualité de gestionnaire de patrimoine?
Comme un bon père de famille. Nous veillons à répartir nos investissements au mieux, pour éviter autant que possible les risques individuels. Tous les clients affichant un même profil de risque bénéficient d’une gestion de portefeuille identique. La gestion est exclusivement discrétionnaire, nous ne proposons pas de gestion consultative personnalisée. Cette culture du bon père de famille, nous l’appliquons en interne également: nous n’attribuons pas de bonus et nous ne starifions pas nos gestionnaires. Nous affichons de surcroît un bilan solide et nos portefeuilles ne contiennent aucun produit spéculatif. Enfin, nous respectons strictement la législation fiscale. Tout cela se reflète dans notre fichier de clientèle – un bon père de famille attire une clientèle qui lui ressemble.
Nos portefeuilles ne contiennent aucun produit spéculatif.
Il y a 10 ans, vous repreniez JM Finn. Les Britanniques cultivent-ils la même discrétion que vous?
A la City, les gestionnaires voudraient avoir beaucoup plus à dire, mais nous parvenons à inverser progressivement la tendance. La reprise a été une véritable réussite. Lorsque nous l’avons racheté, JM Finn gérait pour 5 milliards de livres sterling. Le montant est aujourd’hui de 11 milliards, dont 80% font l’objet d’une gestion discrétionnaire.
Comptez-vous vous étendre à d’autres pays encore?
Les propositions de reprise sont nombreuses, mais nous nous montrons extrêmement sélectifs. Nous voulons pouvoir imposer notre culture d’entreprise, ce qui n’est pas toujours simple. Les Français ou les Allemands, pour ne citer qu’eux, n’acceptent pas facilement que d’autres leur imposent leur manière de faire. Mais en Belgique, ce ne sont pas les opportunités qui manquent: nous occupons 12% du marché environ, ce qui signifie qu’il en reste 88% à conquérir.
Le secteur financier croule sous les réglementations depuis quelques années. Cela a-t-il ralenti votre croissance?
Non, au contraire: cela nous a obligés à faire aussi simple que possible. En outre, ces directives ont leur raison d’être. La société, les services et les produits sont toujours plus complexes, il faut donc les réguler. Relever ce défi nous a rendus beaucoup plus efficaces.
Quelles ont été les grandes étapes de votre carrière?
Elles ont procédé de décisions dont l’importance stratégique n’est apparue que par la suite. J’ai toujours voulu rendre la gestion de l’entreprise plus efficiente. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé en 1983 de ne plus livrer de titres aux clients: c’était trop compliqué. Nous n’avons donc plus assuré que l’administration des portefeuilles. En 1989, nous nous sommes lancés dans la gestion des portefeuilles: au lieu de nous charger de l’administration des titres avec lesquels les clients venaient nous trouver, nous avons pris en charge la gestion même de leurs investissements. Nous y avons sérieusement gagné en efficacité et en simplicité. En 1997, nous avons abandonné la gestion consultative sur mesure au profit d’une stratégie discrétionnaire ; laquelle est, depuis 2002, centralisée au sein de la banque, et non plus répartie entre les gestionnaires.
Cette quête d’efficacité et de simplicité est-elle la clé de votre prospérité?
Elle explique en tout cas pourquoi notre rapport coûts/revenus compte parmi les plus avantageux du secteur. Imaginez un restaurant qui offrirait un menu de 20 pages: ce serait probablement le chaos en cuisine et les serveurs perdraient énormément de temps à tout expliquer aux clients, pour un résultat qui ne serait sans doute pas à la hauteur. Je préfère les établissements qui offrent une carte réduite.
Profil
– Né en 1949
– 1974: devient “managing director” de Delen & C°, créée par son père André en 1936
– 1976: obtient son diplôme d’agent de change
– 1985: il accède au poste de CEO
– 2014: prend la présidence du CA de Delen Private Bank
Delen en chiffres
– 59 milliards d’euros d’actifs sous gestion
– 2 milliards Bilan (fin 2020)
– 941 millions de fonds propres (fin 2020)
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