Ces 10 jours qui ont ébranlé la planète crypto

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Depuis le 9 mai, la cryptosphère est aux abois. Terra Luna, un écosystème qui valait plus de 40 milliards de dollars, est à terre. L’onde de choc s’est propagée. Des centaines de milliards de dollars se sont évaporés. Et l’on s’interroge sur l’utilité de ces instruments.

Dans le monde bancaire, il y a eu le 15 septembre 2008, jour de la faillite de Lehman Brothers. Dans le monde des cryptodevises, il y aura sans doute le 9 mai 2022, jour de l’écroulement d’un écosystème pesant plus de 40 milliards de dollars.

En quelques heures, le terraUSD, qui avait rejoint l’an dernier le top 10 mondial des cryptos, et sa monnaie soeur – le terra luna – qui avait atteint le top 5, ont plongé pour ne plus jamais se relever. La faillite de cet écosystème qui a approché les 50 milliards de dollars a emporté avec elle le marché des cryptodevises, qui a vu 300 milliards de dollars partir en fumée depuis une dizaine de jours. Un choc tel que le site de Terra Luna mentionne désormais des numéros de prévention contre le suicide.

Pourtant, l’an dernier, le terraUSD était la crypto ” tendance “. Un milliardaire, Mike Novogratz, avait fait tatouer l’emblème sur son bras. Entre le début et la fin de l’an dernier, l’encours du terraUSD était passé de 200 millions à plus de 12 milliards de dollars, et cette crypto fondée par le Coréen Do Kwon était censée révolutionner le monde crypto. Mais que s’est-il donc passé ?

Pour bien comprendre comment la machine infernale s’est mise en route, il faut peut-être rappeler en quoi consiste le terra, et plus largement ce qu’est une cryptomonnaie. Tout part de l’invention, dès les années 1970-1980, de la ” chaîne de blocs ” ou blockchain. La blockchain est une base de données. Mais contrairement à une base de données classique, centralisée et gérée par un acteur de confiance, la blockchain est décentralisée, partagée auprès des très nombreux acteurs ou d’usagers qui vont valider chaque modification au moyen d’un calcul complexe. Ce travail de validation est effectué par des gens que l’on appelle des ” mineurs “, qui sont en concurrence entre eux. C’est celui qui trouve la solution le plus rapidement qui empoche la récompense (les mineurs de bitcoins reçoivent des bitcoins). Une fois le bloc validé, il vient s’ajouter à la chaîne des blocs précédents pour former ce registre partagé. C’est sur cette technologie qu’est apparue en 2009 la première cryptodevise : le bitcoin.

CHANGPENG ZHAO, le CEO de la plateforme d'échange Binance, sponsor du club de la Lazio Rome, avait investi dans le luna. Au pic du cours, son placement valait 1,6 milliard de dollars. Il en vaudrait 3.000 aujourd'hui.
CHANGPENG ZHAO, le CEO de la plateforme d’échange Binance, sponsor du club de la Lazio Rome, avait investi dans le luna. Au pic du cours, son placement valait 1,6 milliard de dollars. Il en vaudrait 3.000 aujourd’hui.© GETTY IMAGES

Le génie de ce système est qu’il supprime les intermédiaires (plus besoin de banques pour assurer la bonne fin d’un transfert d’argent entre deux personnes) et qu’il est inaltérable. La fabrication du registre fait appel à la cryptographie. Chaque utilisateur a accès au fichier et peut vérifier s’il est correct ou non. Les mises à jour se font instantanément pour tout le monde. Chaque minage, chaque ajout, vérifie l’intégrité de la totalité de la chaîne.

Voilà donc le principe sur lequel on a vu apparaître le bitcoin. Mais la technologie blockchain va au-delà, assurant le rôle de support sur lequel on va pouvoir négocier des tokens, ces jetons numériques qui peuvent authentifier tout ce qu’on veut : une oeuvre d’art numérique, un titre financier et bien d’autres devises encore que le bitcoin.

C’est quoi une “stablecoin”?

Si l’on excepte les projets de monnaies digitales légales (euros et dollars digitaux) sur lesquels planchent les banques centrales, il existe deux grandes familles de cryptodevises. D’une part les cryptos qui, comme le bitcoin ou l’ether, fluctuent au gré du marché. D’autre part les stablecoins, arrimées aux vieilles monnaies légales (dollar, euro, livre sterling) et donc censées être plus stables.

La plupart des stablecoins assurent ce lien avec le dollar ou une autre devise en détenant simplement en réserve assez d’actifs classiques : des obligations d’Etat, du cash, etc., pour faire face à une demande d’échange en ” vieille monnaie “.

Mais ce n’était pas le cas pour le terraUSD qui avait bâti sa parité avec le dollar sur un algorithme et un lien avec une monnaie soeur, le terra luna, qui fluctuait librement. Un subtil mécanisme permettait de réguler le cours du terraUSD. Les traders pouvaient échanger à tout moment un dollar de luna (la crypto variable) contre un terraUSD (la crypto arrimée au dollar). Si le terraUSD voyait son cours baisser sous un dollar, son possesseur pouvait demander de l’échanger contre l’équivalent d’un dollar de terra luna. Le terraUSD échangé était alors détruit, réduisant le nombre de terras en circulation et faisant ainsi remonter le cours. La stabilité du système était assurée par le fait que le terra luna, la monnaie soeur, avait une capitalisation bien supérieure à celle du terraUSD et pouvait donc garantir cet échange. Avant son effondrement, le luna pesait plus de 30 milliards de dollars, contre une bonne dizaine pour le terraUSD.

Un autre élément renforçait l’architecture : la fondation derrière le terra luna détenait l’équivalent de 3,5 milliards de dollars en bitcoins.

Anatomie d’un krach

Mais le 9 mai, vers 14 h, le mécanisme s’enraye et la panique s’installe. Les gestionnaires de terraUSD essaient bien d’utiliser leurs réserves pour stopper la chute, mais rien n’y fait. Et la pyramide de plus de 40 milliards de dollars s’écroule.

Ces 10 jours qui ont ébranlé la planète crypto

Certaines rumeurs pointent directement du doigt un trio de fonds spéculateurs comme cause du krach : Citadel, BlackRock et la plateforme Gemini. Citadel et BlackRock auraient emprunté 100.000 bitcoins à Gemini, échangé une partie de ces bitcoins contre des terraUSD et revendu le tout. Chacun des trois dément toutefois avoir effectué une telle opération.

En fait, l’explication est peut-être plus simple, et à chercher du côté de l’avarice et de la démesure, les deux sorcières souvent à l’origine des krachs. Et dès que la défiance a commencé à s’instiller dans le système créé par Do Kwon, celui-ci n’a pas résisté.

Rune Christensen, cofondateur de la plateforme de cryptodevises MakerDAO, avertissait déjà en janvier que l’écosystème terra luna s’apparentait de plus en plus à une pyramide de Ponzi, ne fonctionnant que grâce à l’argent apporté par les nouveaux entrants. ” Le terraUSD n’est pas construit pour la résilience et tombera à zéro une fois que le marché se retournera pour de bon, avertissait-il sur Twitter. Arrêtez d’essayer d’escroquer les utilisateurs qui recherchent une réelle stabilité. ”

Au départ, en effet, le système tenait parce qu’il était quasiment impensable que le cours du luna baisse en dessous de celui du terraUSD. A l’origine, quand Terra a été créée en 2018, l’écosystème pouvait, selon son fondateur Do Kwon, supporter une baisse de plus de 90% du luna avant de mettre en danger la stabilité du terraUSD. Mais poussé par le succès et l’appât du gain (les gestionnaires du terra luna faisaient de grands profits en fournissant, contre rémunération, des liquidités à de nombreux acteurs de cette finance décentralisée), cette politique de prudence a volé en éclats.

Les gestionnaires ont créé de plus en plus de monnaie. Fin octobre, la capitalisation du terraUSD était de 3 milliards de dollars et la devise pouvait supporter une chute de 88 % du luna avant de devoir rompre son lien avec le dollar. Mais début janvier, la capitalisation des terraUSD dépassait les 10 milliards, bien au-delà des réserves en bitcoins, et le crypto ne pouvait déjà plus supporter qu’une baisse de 64 % du luna.

Dans un monde devenu de plus en plus rétif à la prise de risque, avec des marchés financiers de plus en plus nerveux, le danger se précisait. Avant le 9 mai déjà, la capitalisation des cryptodevises, qui avait atteint un sommet de 3.000 milliards de dollars l’an dernier, avait été réduite de moitié. Et depuis le 9 mai, 300 milliards supplémentaires ont encore été soufflés.

Le grand nettoyage ?

Les comportements boursiers des cryptos constituent la partie visible de l’iceberg technologique mais déterminent la soutenabilité des progrès promis par ce secteur émergent. Or, sur fond de hausse de taux d’intérêts, de graves tensions géopolitiques et de stagnation économique, le contexte se montrait déjà propice à un krach des valeurs mobilières en général. Dans le cas spécifique du bitcoin et de ses cousines digitales, de nombreux observateurs ont présenté l’événement Terra comme le canari dans la mine crypto.

Ces 10 jours qui ont ébranlé la planète crypto

” Le choc semble suffisamment brutal pour que s’opère un nettoyage. Il existe énormément d’instruments différents, on évoque les 20.000 sortes de coins et tokens. Il est évident qu’il y a là dès lors un foisonnement d’offres qui doivent être écrémées “, partage Nicolas van Zeebroeck, professeur d’économie et de stratégie numériques à la Solvay Brussels School. Ce dernier établit volontiers un parallèle avec l’explosion de la bulle internet à l’aube de l’an 2000, provoquée par un choc externe.

Reste à savoir si ce nettoyage des cryptos se fera en profondeur ou en surface. Même si leur cours semble affecté par ces nouvelles conditions de marché, les principales cryptomonnaies que sont le bitcoin et l’ether (le token natif de la blockchain Ethereum) résistent visiblement assez bien aux turbulences. Cela n’offre aucune prédiction précise quant à l’avenir mais cela plaide en faveur d’une relative maturité de ces fintechs particulières.

Actifs virtuels, retombées réelles

Les montagnes russes du jeune marché crypto n’étonnent plus les ” vétérans ” tels que Kevin Klich, alias Monsieur-TK, acteur dans le minage depuis 2016. Cet expert en cryptomonnaies est un de nos rares compatriotes à être particulièrement suivi à ce sujet sur les réseaux sociaux (il compte plus de 65.000 abonnés sur Twitter et sa chaîne YouTube cumule plus de 3,5 millions de vues).

” La puissance de la montée du marché ne pouvait être suivie que par une correction. Cela semble logique. L’investisseur particulier entré sur le bitcoin à 60.000 dollars en novembre dernier a certainement choisi le pire moment. Une personne entrée au début de la pandémie a multiplié par cinq ou six son investissement. Normal de prendre ses bénéfices par après, avec l’effet d’entraînement négatif sur les nouveaux entrants. Mais ce cycle baissier paraît presque sain. Pour sauter plus loin, il faut parfois prendre de l’élan en reculant “, explique Monsieur-TK.

Il ne s’agit naturellement pas d’un jeu vidéo. Actifs virtuels, retombées réelles… Cependant, lorsqu’un marché baisse, le repli n’est pas le même pour tout le monde. Et il existe des plus grandes victimes que d’autres.

Prenons l’entreprise américaine MicroStrategy. Plus grande détentrice privée connue de bitcoins au monde (quelque 5 milliards de dollars dans sa trésorerie), elle avait déjà enregistré des pertes nettes au premier trimestre, dans lesquelles se reflètent ” les charges de dépréciation ” des actifs numériques de 170 millions de dollars.

Directement impliquée, Binance, la plus grande plateforme d’échange de cryptomonnaies, avait, elle investi 3 millions de dollars dans le luna. Au pic du cours, ce placement valait 1,6 milliard de dollars, soit un rendement de 55.900 % ! “Jamais transféré ou vendu”, cet investissement ne vaut désormais “pas grand-chose”, a dévoilé le CEO de Binance, Changpeng Zhao : environ 3.000 dollars, au moment de la communication.

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Combien d’épargnants touchés ?

Cela étant, le domaine crypto s’est largement professionnalisé et les intervenants de marchés plus institutionnels possèdent de nouveaux mécanismes de gestion des risques. Et si ces acteurs s’exposent davantage, ils possèdent aussi plus de moyens pour amortir les chocs. Si la plus influente banque du monde, Goldman Sachs, vient d’accorder son premier prêt garanti en bitcoin à un client corporate, c’est bien parce qu’il s’agit d’un ” deal intéressant en raison de sa structure et de sa gestion des risques 24 h sur 24 “, avouait la porte-parole à Bloomberg.

Autrement dit, les réalités de la crypto prennent petit à petit assez d’ampleur pour avoir des conséquences sur l’épargne. On ne manque(ra) donc pas de faits divers évoquant les malheurs financiers des particuliers crédules ayant contracté des crédits pour miser sur des devises numériques vantées rémunératrices. ” C’est suffisamment sérieux pour qu’on s’y intéresse un minimum, confirme Nicolas van Zeebroeck. Ce n’est pas qu’un problème de riches. De petits investisseurs se laissent encore attirer par des miroirs aux alouettes en allant mettre tous leurs oeufs dans le même panier. ”

Combien sont-ils rien qu’en Belgique ? Il est déjà difficile d’objectiver le nombre d’utilisateurs réels des cryptos. Certaines études (Aion Bank) citent des proportions dont on peut douter (16 % ! ). Sur base des données issues des blockchains, 30 milliards de dollars avaient transité sous forme de monnaies cryptées entre les mains de résidents belges.

L’adoption des cryptos au jour le jour percole en tout cas de plus en plus dans l’économie réelle. Mais éclipsant les réflexions sur les cas d’usage technologique et les gains d’efficience conséquents, l’amplitude des baisses récentes de leurs prix a ravivé les craintes de risque systémique. Certains décideurs, à l’instar du membre du directoire de la Banque centrale européenne, Fabio Panetta, osent le parallélisme avec la crise des subprimes dont la valeur était inférieure à la capitalisation de marché actuelle des actifs numériques.

Victime collatérale

Comparaison, pourtant, n’est pas forcément raison. ” Le risque demeure l’évaporation de valeur, mais c’est à ramener à l’échelle des cryptos dans le poids financier total des actifs, relativise Nicolas van Zeebroeck. Il n’y a pas beaucoup d’institutionnels exposés à un risque systémique si le bitcoin venait à s’effondrer complètement. Leur survie ne serait pas en jeu, l’immense majorité des fonds restant investis dans des actifs traditionnels. Ce serait marginal pour les institutionnels classiques. Le bitcoin risque plutôt d’être la victime collatérale d’une débandade des marchés financiers. ”

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En attendant, loin des sirènes boursières, la technologie décentralisée et la nouvelle génération d’internet surnommée Web3 (après l’ère de la communication, puis celle de la création de contenus, voici l’ère de la propriété numérique) continuent d’évoluer. Nées laborieusement d’une mouvance contestataire désireuse dès la fin des années 1970 de protéger la vie privée face à l’hypersurveillance numérique grandissante de la Big Tech et des gouvernements, les cryptomonnaies n’ont fait qu’accélérer le pas depuis le bitcoin. Et dans cette communauté entrepreneuriale, on soutient volontiers que c’est quand le marché baisse que les meilleures inventions émergent.

” Ce n’est jamais dans l’euphorie de monsieur et madame Tout- le-Monde s’imaginant devenir millionnaires avec 100 euros placés en cryptos que l’on peut développer des solutions durables. C’est quand le marché respire, se calme, se refroidit presque, que l’écosystème se concentre sur les aspects technologiques et porte les plus grandes créations et solutions alternatives “, ponctue Monsieur-TK.

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