Bruno Colmant: “L’erreur est d’avoir relégué l’Etat à un rôle de notaire”
A l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, l’économiste nous livre sa vision de la crise et plaide pour une réhabilitation de la puissance étatique.
Economiste, professeur d’université et patron de banque, Bruno Colmant est aussi un auteur prolixe. A l’heure où la crise du coronavirus plonge le monde dans un choc inédit, son dernier livre traite d’un sujet pour le moins d’actualité : le retour au premier plan des Etats (*). ” Il y a de nombreux enseignements à tirer de cette crise : l’interaction des économies, la fragilité superficielle des flux de consommation dans une économie à flux tendus, la nécessité de maintenir des biens et des services publics de qualité. Mais j’en tire surtout la prise de conscience qu’il est erroné de croire que le ‘tout au marché’ est une solution sociétale aboutie. On le voit aujourd’hui : ce sont les Etats qui aident l’économie privée, au travers de leurs systèmes de santé mais aussi grâce au support budgétaire, à l’endettement public et à la fourniture de monnaie par les banques centrales “, note-t-il.
Pour un Etat stratège
Bruno Colmant serait-il devenu anticapitaliste ? ” Non, l’ouvrage est un plaidoyer pour un libéralisme sain, assure-t-il. C’est-à-dire un modèle sociopolitique qui combine la spontanéité de l’entrepreneuriat et la reconnaissance du progrès associé à l’économie de marché avec le maintien d’Etats sociaux solides. ”
Entre libéralisme dévorant et égalitarisme mortifère, il faut trouver la troisième voie.
Il ne s’agit donc pas de refouler ou d’accabler aveuglément le système capitaliste. Mais depuis 40 ans, poursuit l’économiste, par ailleurs membre de l’Académie royale de Belgique, ” l’erreur est probablement d’avoir relégué l’Etat à un rôle subsidiaire de l’économie en postulant que la main invisible des marchés allait assurer l’optimum collectif. Cette vision est erronée et on le constate dans la crise pandémique : la fourniture des biens publics, comme l’éducation et la santé, c’est-à-dire le non-marchand, ne peuvent pas obéir aux règles d’efficience des marchés. Il ne s’agit pas non plus de freiner la mobilité des capitaux mais d’éviter, par des politiques industrielles redéployées et des investissements publics démultiplicateurs d’emplois, une subordination trop grande du travail au capital dont l’aboutissement serait un populisme dangereux ou une répression sociale insupportable. ”
En outre, explique Bruno Colmant, ” il n’y a pas de contradiction entre la réhabilitation d’un Etat stratège (visionnaire et protecteur sans être paternaliste, comme le Luxembourg, par exemple) et un capitalisme équilibré. Je crois en la restauration d’un Etat stratège, à la hauteur de l’ambition des Etats providence que nos aïeux ont construits après la Seconde Guerre mondiale, parce que je ne crois pas que le marché puisse apporter, dans la spontanéité darwiniste, une solution collective à la prospérité et à la redistribution sociale. ”
Des lendemains qui déchantent
L’essai n’est pas non plus une critique acerbe de la mondialisation et du libre-échange. ” La crise n’amènera pas la fin du capitalisme, ni la fin de la mondialisation “, confirme l’auteur. Le capitalisme est résilient. Son efficacité supérieure n’est plus à prouver en termes de prospérité collective. C’est d’ailleurs la révolution industrielle qui lui a donné naissance. Mais un capitalisme qui n’est pas balisé et tempéré par des Etats devient incontrôlable et conduit à de graves inégalités sociales. Il faut donc un dialogue entre les marchés et les Etats.”
Par ailleurs, dit-il, ” il faut aujourd’hui se rendre à l’évidence. Douze ans après la crise de 2008, nous vivons dans une Europe à la démographie inversée et à la croissance économique haletante. Suite à l’épidémie, elle devrait être de -8 à -10 % en 2020 dans la zone euro, soit un pourcentage catastrophique qui va conduire à figer les inégalités face à un capitalisme américain hégémonique. La dernière décennie européenne a été celle de l’illusion, c’est-à-dire celle de la politique monétaire accommodante pour éviter la confrontation avec l’inévitable appauvrissement économique. Cette période est révolue. L’Europe est confrontée à ses tristes réalités. La déflation en est le meilleur symbole : elle est caractéristique des communautés vieillissantes dont l’avenir sera appauvri. Passagers clandestins depuis 40 ans de la vague néolibérale, nous réalisons que ce capitalisme n’est pas compatible avec les engagements sociaux promis par nos Etats providence. ”
Un luxe impayable
Et si nous en sommes arrivés là, c’est précisément parce que, selon Bruno Colmant, les Etats européens ont abandonné leur rôle de vigies stratégiques. ” Immergés dans la révolution néolibérale anglo-saxonne, ils auraient dû susciter la mobilité des personnes. En fait, les Américains imposent cette mobilité du travail sans aucune protection sociale. C’est un mouvement ‘intranquille’. Le modèle de croissance américain demande aux gens de bouger. Or, en Europe, nous avons un système d’Etats providence qui favorise l’immobilité du travail. Ce n’est pas parce que la liberté de circulation des personnes existe qu’elle se manifeste sur le terrain. On a confondu une permission avec une marque de fabrique. Le résultat est que nous vivons aujourd’hui en Europe dans un luxe qui est devenu impayable. Nous sommes pour le moment perdants. ”
Finalement, entre le protectionnisme de Donald Trump et une Europe laborieusement à la recherche de son projet, la Chine, son pouvoir fort et sa place dans l’économie mondialisée, serait-elle en train de gagner la partie ? ” Le modèle chinois procède d’une unité de pensée stratégique et unificatrice. La Chine, en dépassant les frontières, développe un modèle de capitalisme dit de coopération. Ce n’est donc pas le ‘tout au marché’ qui dépossède l’Etat de son rôle de vigie et qui est incidemment à la base de la désintégration de l’Union européenne. Aujourd’hui, les investissements chinois en Europe sont quatre fois plus importants que les nôtres en Chine. De surcroît, la Chine n’achète pas nos entreprises : elle crée des investissements et de l’emploi. ”
Cette évolution, estime Bruno Colmant, devrait inspirer l’Union européenne qui n’a justement plus de politique industrielle sérieuse. ” L’Europe, qui est déjà sortie affaiblie de la crise de 2008, va ressortir encore plus affaiblie de la crise actuelle. C’est évident. Voilà pourquoi, si nous voulons retrouver un relais de croissance, il faut redéployer les Etats, afin qu’ils retrouvent un rôle stratégique d’investissement et de stimulation, sans être étouffant. Entre libéralisme dévorant et égalitarisme mortifère, il faut trouver la troisième voie. ”
Mille-feuille belge
Et notre petite Belgique dans tout cela : empêtrée dans ses diverses couches de compétences, et toujours sans gouvernement de plein exercice, est-elle en train de se discréditer dans ce monde en pleine mutation ? ” L’éclairage qu’apporte la crise actuelle n’est pas seulement qu’un pouvoir exécutif doit être contrebalancé par des pouvoirs législatifs et judiciaires forts. Il faut aussi associer la société civile à de plus nombreuses décisions. On l’a bien vu dans cette crise sanitaire : sans l’apport de l’expertise médicale, le gouvernement n’aurait pas pu gérer la situation. La question qui se pose est de savoir si nous ne devons pas migrer vers des démocraties représentatives et participatives, au travers d’assemblées citoyennes ? Je commence à être séduit par l’idée. En Belgique, cette notion de démocratie participative est peut-être d’autant plus importante que le Royaume est déchiré entre un modèle fédéral et régional “, conclut Bruno Colmant.
(*) Bruno Colmant, ” Hypercapitalisme : Le coup d’éclat permanent “, éditions Renaissance du Livre, 143 pages, 14 euros.
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