Blé, cacao, sucre : les spéculateurs se régalent

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Un fonds d’investissement britannique fait flamber le prix du cacao tandis que le sucre et le blé figurent aussi dans la ligne de mire de spéculateurs : le début d’une nouvelle vague de hausses pour les produits agricoles ?

Son activité dans le cacao a procuré à Anthony Ward une prospérité fabuleuse. Ce Britannique de 50 ans, surnommé “Chocofinger” (en référence au Goldfinger d’un film de la série James Bond), est à la tête d’Armajaro, une maison de commerce de produits agricoles fondée en 1998 qui possède aussi un fonds d’investissement.

Ces dernières semaines, il a mis le feu aux marchés : selon des négociants, Anthony Ward a acheté des contrats à terme en quantités impressionnantes. Au total, il s’agit de contrats pour la livraison de 241.000 tonnes de cacao, soit environ 7 % de la production annuelle mondiale représentant une valeur de 1 milliard de dollars ! Suffisamment pour déclencher un puissant mouvement des prix sur le marché du cacao : à la mi-juillet, le prix a atteint son niveau le plus haut en 33 ans.

Une volonté de rétrécir artificiellement le marché ?

L’opération du trader Britannique se distingue par le fait qu’il n’a pas revendu ses contrats sur le Liffe (le marché londonien des contrats à terme) comme cela se fait d’habitude mais qu’il s’est fait livrer les fèves de cacao physiquement. Armajaro contrôle ainsi pratiquement tout le cacao qui est actuellement conservé dans les entrepôts enregistrés du Liffe en Europe, à Liverpool, Rotterdam et Hambourg notamment.

Les fabricants et négociants du secteur lui reprochent de vouloir rétrécir artificiellement le marché, de se l’accaparer. “Le marché est de plus en plus manipulé par quelques-uns qui contrôlent des positions boursières, déclare le négociant hambourgeois de cacao Andreas Christiansen. Les spéculateurs ont profité du manque de transparence de la Bourse londonienne.” Les petits traders, dont les couvertures étaient subitement insuffisantes, ont subi les dégâts : “Beaucoup de gens se sont fait piéger”, assure Andreas Christiansen. Anthony Ward ne veut pas réagir à ces reproches.

Les turbulences sur le marché du cacao sont la dernière preuve que la spéculation a repris vigueur, que les marchés financiers internationaux ont redécouvert les matières premières agricoles. Ils sont entrés massivement dans le commerce du blé et du café, du riz et du soja : cela fait longtemps que ce ne sont plus l’offre et la demande qui déterminent les cotations de ces matières premières mais les banques et les fonds d’investissement (hedge funds). Les denrées alimentaires sont devenues le jouet des spéculateurs.

2008, début des opérations juteuses

Il n’y a pas que le prix du cacao qui a fusé ces derniers mois. Depuis juin, le blé a aussi augmenté de plus de 65 %, une hausse qui avait déjà démarré en avril. Au début de l’année, le sucre a atteint en quelques mois son niveau le plus élevé des trois dernières années avant de retomber rapidement de moitié mais aujourd’hui, il coûte à nouveau presque 6 % de plus qu’en avril.

En juin, l’indice des denrées alimentaires de la FAO (l’Organisation mondiale pour l’alimentation et l’agriculture) qui traduit l’évolution des prix des principaux produits agricoles, a à nouveau bondi de 163 points. De sorte qu’il n’est plus qu’à 15 % du sommet de 191 points atteint au cours de l’année de crise 2008. A l’époque, les prix du riz avaient augmenté de 277 % en six mois. Le maïs avait atteint un prix si exorbitant que des millions de Mexicains ne pouvaient plus se permettre de manger des tortillas, base de leur alimentation. A Haïti, en Egypte et dans 30 autres pays, des révoltes engendrées par la famine ont même eu lieu.

La tendance à utiliser des matières premières agricoles comme biocarburant a été la première responsable de cette hausse des prix. Mais ce fut aussi au cours de 2008 qu’on a discuté pour la première fois ouvertement du fait que les Bourses n’étaient plus seulement le terrain d’action des négociants en céréales qui se protègent contre de mauvaises récoltes par des opérations à terme sur les produits agricoles mais que les grands acteurs du marché financier ont aussi découvert les opérations juteuses qu’il y avait moyen d’y réaliser pour leur propre compte.

Rien qu’en 2009, Goldman Sachs a engrangé un bénéfice de 5 milliards de dollars avec des matières premières. Bank of America, Citigroup et la Deutsche Bank l’ont rejoint sur ce terrain très lucratif. Ils offrent des valeurs mobilières classiques et opèrent aussi avec des instruments financiers qui fonctionnent d’une manière similaire aux crédits de pacotille utilisés sur le marché immobilier US qui s’est entre-temps effondré : les Collateralised Commodity Obligations (les CCO) sont des produits qui génèrent un bénéfice qui évolue en fonction des prix boursiers des denrées sous-jacentes. Plus le blé, le riz et les fèves de soja se négocient à un prix élevé, plus le bénéfice est important. Le marché se comporte comme pendant la bulle Internet du début du siècle ou avant la crise du crédit, a déjà constaté l’ancien dirigeant de Merrill-Lynch Gregory Fleming en mai 2008.

En fait, 2 % seulement des opérations à terme sur les marchés des matières premières se clôturent par un véritable échange de marchandises, constate la FAO dans une étude de juin dernier. “C’est pour cette raison que de telles opérations attirent les investisseurs qui ne s’intéressent pas à la matière première elle-même mais uniquement au bénéfice spéculatif”, souligne la FAO, qui avoue son impuissance à intervenir.

Une spéculation difficile à endiguer

En dépit de la grande indignation que le monde politique et la société en général ont exprimée voici deux ans à propos des spéculateurs sur les denrées alimentaires, quasiment rien n’a changé. Car tandis que sur les Bourses, les transactions sur les matières premières agricoles s’intensifient à nouveau, les causes fondamentales qui depuis des années font grimper les prix des denrées alimentaires, n’ont pas été éliminées : la production d’éthanol et de biodiesel est toujours en concurrence directe avec la production de denrées alimentaires ; l’énergie est encore tellement chère que le coût des engrais et du transport rend la production agricole non rentable. D’autre part, comme 2010 peut être qualifiée d’année la plus chaude depuis l’enregistrement des données climatiques, des sécheresses en Europe de l’Est et en Afrique occidentale mettent les récoltes en danger.

Des experts, des organisations humanitaires et des entreprises réclament dès lors une réglementation plus sévère des marchés financiers. Andreas Land, président du conseil d’administration du fabricant de biscuits Griesson-De Beukelaer, se plaignait déjà en mars 2010 que l’on négocie des certificats portant sur 60 millions de tonnes de cacao, ce qui correspond au 20e de la quantité annuelle physiquement disponible. “Cela n’est ni bon ni tolérable, a-t-il insisté. On ne peut pas spéculer avec des denrées alimentaires, sauf si l’on prend livraison physique des marchandises.” En réalité, il s’agirait d’une “re-régulation”. Car aux USA du moins, le Commodity Exchange Act de 1936 a limité la spéculation avec des matières premières agricoles pendant des décennies. Mais sous la pression du lobby financier, cette législation a été assouplie dans les années 1990 et les opérations sur les denrées alimentaires se sont considérablement accrues.

Suite à sa réforme des marchés financiers américains, le président Obama a rendu les transactions sur les produits dérivés un peu plus transparentes. Les Européens, par contre, ont bien du mal à faire pareil premier pas pour endiguer la spéculation. Le Commissaire européen en charge du marché intérieur Michel Barnier a certes qualifié la spéculation avec des denrées alimentaires de “scandaleuse” et annoncé une proposition de réglementation sévère dans le courant de l’année. Toutefois, les Britanniques ont déjà fait part de leur volonté d’élaborer leurs propres règles, moins strictes pour la Bourse de Londres. Rien d’étonnant vu que Londres est la plus grande place pour les matières premières agricoles hors Etats-Unis.

Dans un premier temps, le roi du cacao Anthony Ward n’a donc pas à craindre que ses activités soient muselées. Il est cependant loin d’être acquis que son super pari actuel aboutisse. Certes, la demande mondiale de cacao se développe, en particulier en Asie. Et les mauvaises conditions climatiques en Côte d’Ivoire qui alimente 40 % des besoins mondiaux, n’augurent pas de bonnes récoltes en automne. Selon les calculs d’Anthony Ward, des chocolatiers comme Lindt & Sprungli ou Kraft ne pourront faire autrement que de passer commande chez lui à des prix plus élevés, en particulier à l’approche de Noël.

A vrai dire, jusqu’à présent, les marchés se sont comportés autrement. Immédiatement après le “coup de maître” du Britannique, le prix du cacao s’est trouvé sous pression et les fèves ont perdu plus de 7 % en trois jours.

Mais même si en fin de compte, le roi du cacao devait être victime de sa propre spéculation, les négociants et les fabricants ne veulent plus que pareille opération se reproduise. Un groupe de 20 entreprises et fédérations a sommé par écrit la Bourse de Londres, de rendre les transactions plus transparentes, à l’exemple de New York qui publie régulièrement les noms de ceux qui opèrent sur le marché – spéculateurs ou négociants -, de ceux qui détiennent beaucoup de contrats et les positions qu’ils prennent.

Jusqu’au prochain terme d’échéance des contrats sur le cacao à la mi-septembre, il y a peu de chances que de nouvelles règles soient appliquées. De sorte qu’Anthony Ward dispose encore d’un peu de temps pour gagner son pari.

Susanne Amann, Alexander Jung, Der Spiegel

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