Alain Durré (Goldman Sachs Paris): “Le pessimisme prospectif ne se vérifie pas dans la réalité”

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Pas de récession en vue aux Etats-Unis, stabilisation prochaine de l’industrie allemande et optimisme à l’égard de la Chine : le message de notre compatriote est prudent mais positif !

De passage à Bruxelles alors que les discussions sur le Brexit entraient dans une nouvelle phase, Alain Durré évoque pour Trends- Tendances les préoccupations économiques du moment, en les relativisant et non en les dramatisant.

TRENDS-TENDANCES. Le “mot en R”, comme disent les Anglo-Saxons, figure dans presque toutes les analyses récentes. La récession, vous n’y croyiez pas au printemps. Et aujourd’hui ?

ALAIN DURRÉ. La réponse est toujours non, pour deux raisons principales. D’abord, aux Etats-Unis, les divers indicateurs pointent vers un ralentissement de milieu de cycle et non vers une configuration de récession. N’oublions pas que si le cycle d’expansion en cours est le plus long de l’histoire américaine, la reprise qui a suivi la crise financière fut aussi la plus lente depuis 80 ans. Ceci explique en quelque sorte cela et rend d’autant moins crédible la soi-disant règle voulant qu’une récession intervienne après une dizaine d’années. Ensuite, le ralentissement que l’on observe est fortement lié à l’activité manufacturière, impactée par les tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine. Mais elle est peu créatrice d’emplois, contrairement aux services, qui résistent fort bien. L’emploi s’y développe et les salaires augmentent : on attend une hausse de l’ordre de 3,5% l’année prochaine. On commence à observer des tensions salariales dans les métiers peu qualifiés, ce qui est généralement la dernière étape avant une forte accélération des salaires.

Nous estimons à 15% seulement le risque de ‘no deal’.

La faiblesse de l’industrie ne risque-t-elle pas de contaminer les services ?

C’est une menace possible en théorie, mais on observe, toujours aux Etats-Unis, une forte hausse du pouvoir d’achat, grâce à la progression des salaires, à un taux d’épargne qui a augmenté et, plus récemment, aux conditions financières assouplies par la banque centrale. Ceci soutient les services et compense assez largement la morosité de l’industrie.

L’industrie pèse plus lourd en Allemagne, où elle souffre. Peut-elle empoisonner le reste de l’Europe ?

Le secteur industriel pèse en effet deux fois plus lourd en Allemagne qu’ailleurs : il y représente plus de 22% du PIB, contre 10% par exemple en France et 16% en Italie. Le risque de contagion est donc important, du moins à première vue. Le ralentissement allemand a, au premier semestre, été initié par la Chine, relayée par les autres pays asiatiques. Et en été, les partenaires de la zone euro ont suivi ! Je crois cependant beaucoup dans les effets de la réforme entreprise au milieu des années 2000 sur le marché du travail. Les syndicats ont alors accordé de la flexibilité aux entreprises, pour ajuster les heures prestées au cycle économique, en contrepartie de la sécurité de l’emploi. Le ralentissement actuel ne devrait donc pas être créateur de chômage important, d’autant que nous tablons sur une stabilisation de l’activité dans l’industrie vers la fin de l’année, spécialement dans le secteur automobile.

Alain Durré (Goldman Sachs Paris):
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Vous restez donc confiant, en dépit d’un indicateur PMI industriel qui s’est, en septembre, inscrit à 47,8 à peine aux Etats-Unis, au plus bas depuis 10 ans ?

Oui, car on observe dans ce pays un découplage important entre les données quantitatives concrètes, telles que les ventes au détail, la production industrielle, etc., et les indices d’enquêtes. Normalement, le PMI (l’indice de confiance des directeurs d’achat, Ndlr)devrait être basé sur le carnet de commandes mais nos analyses révèlent, depuis pratiquement deux ans, la présence d’une composante ” sentiment “, qui ne devrait pas y être. A côté de la situation du moment, on retrouve en effet une appréciation subjective des conditions économiques. Or, on observe que cette dernière, plutôt négative au départ, s’améliore ensuite quand on se rapproche du présent. Autrement dit, le pessimisme prospectif ne se vérifie pas dans la réalité de terrain. On relève du reste ce ” filtre négatif ” de part et d’autre de l’Atlantique et auprès des chefs d’entreprise comme des investisseurs.

Le tonus économique s’affaiblit, ce qui ne paraît guère inquiéter les Bourses : par-delà leurs soubresauts habituels, elles se maintiennent à leurs sommets récents…

Aux Etats-Unis, les effets de la stimulation budgétaire ( les baisses d’impôts décidées par Donald Trump, Ndlr) se font encore un peu sentir et, surtout, la Réserve fédérale se montre depuis peu beaucoup plus accommodante. Par ailleurs, cette année comme l’an dernier, le marché est soutenu par des rachats d’actions massifs de la part des entreprises. Quant Apple annonce son intention d’en racheter pour 100 milliards, cela soutient le cours !

Le 31 octobre est tout proche ! Quel est votre scénario pour le Brexit ?

Nous estimons à 15% seulement le risque de no deal. Parce que la défection de certains membres du parti conservateur est en train de changer la donne en faveur d’un accord. Le Brexit sans accord représenterait un risque important pour la croissance de la zone euro, à commencer par la France et l’Allemagne, même si la Grande-Bretagne serait la plus touchée.

Certains Britanniques se montrent pourtant optimistes. De ce côté-ci de la Manche, on n’exclut pas que la place financière de Londres, libérée des contraintes de l’Europe, puisse devenir un concurrent redoutable.

Globalement, le Brexit a déjà fait du tort à la Grande-Bretagne. Cela apparaît clairement quand on compare l’évolution de la production industrielle depuis la victoire du Brexit en juin 2016 avec la courbe telle qu’elle serait probablement apparue sans ce référendum, sur la base des données arrêtées juste avant. Une telle projection est forcément sujette à caution, mais la différence est sensible : le niveau actuel du PIB est inférieur de 2,5% à ce qu’il aurait pu être. En cas de Brexit sans accord, on assisterait à un repli supplémentaire de 5% endéans les trois ans. L’optimisme affiché par certains Britanniques peut s’appuyer sur des éléments très particuliers. On avait ainsi observé un ralentissement des investissements en Grande-Bretagne avant le référendum sur le Brexit. Cette tendance négative a toutefois ralenti après le référendum, grâce à la consommation très soutenue des ménages. Celle-ci ne s’est cependant pas maintenue, car la dépréciation de la livre a entraîné une inflation importée qui rogne le pouvoir d’achat. La tendance baissière des investissements a donc repris et s’est même accélérée.

Un autre élément négatif s’y ajoute. Cela fait plus de 10 ans que l’essentiel de la croissance britannique provient de la hausse de la productivité. Elle tient beaucoup à la bonne tenue du marché de l’emploi, alimenté par l’immigration. Or, celle-ci est freinée depuis le référendum.

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La politique de la BCE est contestée, surtout depuis les mesures prises en septembre. Certains qualifient ses dirigeants d’apprentis sorciers, jugeant qu’ils vont trop loin. A tort ou à raison ?

Il faut bien comprendre ce dont il s’agit. La baisse des taux d’intérêt vise en fait à conforter la parité de l’euro à son niveau actuel. Pourquoi ? Pour que la devise ne s’apprécie pas, affaiblissant de la sorte nos exportations, déjà menacées par les tensions commerciales internationales. Mais comme ceci n’est pas suffisant, la BCE a également réactivé le quantitative easing ( les achats d’actifs, Ndlr) pour démontrer au marché sa volonté de rester accommodante. Avec l’espoir plus ou moins avoué que les gouvernements prennent la relève en réalisant des investissements publics en infrastructures. Ceux-ci doperaient la croissance à long terme et relanceraient les anticipations concernant cette croissance, mais aussi l’inflation.

La Chine est le seul pays pour lequel le FMI a revu ses prévisions 2019 et 2020 à la hausse.

Il est intéressant de relever que, dans ce domaine, le raisonnement a évolué du côté de la Commission européenne. En témoignent ses rapports d’évaluation sur les budgets de divers pays de juin dernier. Celui qui concerne la France est révélateur : les 10 premières pages expliquent en long et en large comment ce pays ne respecte pas les critères de déficit, mais la 11e affirme que le budget français est en conformité avec les règles budgétaires européennes en raison de ” facteurs spéciaux “. Lesquels ? Que la France réalise des réformes qui devraient, à long terme, avoir un impact positif sur la croissance potentielle. L’endettement et les déficits seraient dès lors soutenables. Cette position sera très claire avec Ursula von der Leyen à la tête de la Commission ( elle deviendra présidente le 1er novembre, Ndlr). Lors de son audition devant le Parlement, elle a en effet déclaré : ” Je m’engage à exploiter toute la flexibilité qu’offrent les règles budgétaires européennes “. Le message est clair !

Des taux d’intérêt très bas devraient en théorie inciter les citoyens à dépenser davantage. Or, il apparaît que, en réaction à cette faiblesse, ils épargnent au contraire davantage !

C’est effectivement ce qu’on observe en partie dans certains pays. C’est pourquoi les allègements fiscaux décidés en Allemagne visent surtout les revenus faibles. Cette catégorie de citoyens n’épargne en effet guère et on estime donc que ce sont ces gens-là qui dépenseront davantage. C’est fort intelligent de la part de Berlin.

Les taux au plancher, c’est une ” répression financière ” plus ou moins volontaire à l’égard de l’épargnant ?

In fine, c’est le résultat auquel on arrive, mais ce n’était certainement pas le but initial. Il s’agissait de faire baisser les taux à court terme pour entraîner à leur suite les taux à long terme, dont dépendent les investissements. En zone euro en effet, la corrélation est très forte entre les premiers et les seconds. Ce n’est pas tout : le passage de – 0,2 à – 0,4% ( – 0,5% depuis septembre, Ndlr) du taux sur les dépôts bancaires visait à mon avis à empêcher une appréciation de l’euro. Qu’une telle situation ait des effets collatéraux négatifs est clair, notamment pour les banques, d’où le correctif apporté en septembre. L’exonération des taux négatifs sur les liquidités excédentaires des banques ne va toutefois pas solutionner le problème de la profitabilité des banques, car il est structurel.

Avec des taux déjà au plancher, la BCE n’a plus de marge de manoeuvre face à un gros coup dur, affirme-t-on… non sans raison.

Alain Durré (Goldman Sachs Paris):
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C’est un gros sujet, en effet. Ma réponse est simple : il ne faut pas sous-estimer la capacité d’innovation des banques centrales, comme la crise de 2008 en a fait la preuve.

En attendant, on présente les taux d’intérêt négatifs comme une hérésie. Cela ne figurait dans aucun manuel d’économie !

…et n’y figure toujours pas d’ailleurs ! Observons quand même que ces taux négatifs ne se sont toujours pas transmis aux épargnants. Seules certaines entreprises sont touchées. Par ailleurs, les taux très bas ont visiblement soutenu le marché immobilier. Les gens s’endettent-ils trop et paient-ils trop cher ? Dans les pays du nord de l’Europe, 85 à 90% des prêts hypothécaires affichent un taux fixe, ce qui constitue une protection. Par contre, la durée de ces prêts s’est allongée. En France, on est passé de moins de 18 ans avant la crise à plus de 24 ans en moyenne aujourd’hui.

Le président Trump fait la quasi-unanimité contre lui en Europe… mais on ose parfois susurrer qu’il n’a pas totalement tort à l’égard de la Chine. L’Occident n’a-t-il pas trop facilement ouvert ses frontières à des entreprises n’ayant pas les mêmes contraintes que les nôtres ?

Je partage assez largement le point de vue du FMI, à savoir que le paradigme du multilatéralisme a pas mal de plomb dans l’aile. L’échec de Doha ( marathon de négociations lancé en 2001 sous l’égide de l’OMC, Ndlr) en est un symbole fort. Qu’observe-t-on aujourd’hui ? Que l’Europe demande une réciprocité dans les échanges avec la Chine. Personne n’aurait osé aborder ce point voici peu encore. Une approche plus bilatérale est une dynamique qui va durer, surtout aux Etats-Unis.

Le message a d’ailleurs été bien compris à Pékin, qui a pris conscience de ne plus pouvoir baser sa croissance sur l’exportation. Le pays consolide ses structures intérieures pour se ménager une croissance plus durable. Les politiques budgétaire et monétaire à nouveau plus accommodantes sont une des conséquences, au moins partiellement, des tensions avec les Etats-Unis. Et c’est cette évolution qui nous rend assez optimiste à l’égard de la Chine. A l’instar du FMI : c’est le seul pays pour lequel il a revu ses prévisions 2019 et 2020 à la hausse.

Par Amid Faljaoui et Guy Legrand.

Profil

– Né en 1971

– Diplômé de Saint-Louis (Bruxelles), de l’UCL et de l’université de Mannheim

– Docteur en économie monétaire (London School of Economics et UCL)

2003-2014 : professeur associé à l’Université catholique de Lille et membre du CNRS (France)

2004-2014 : économiste principal pour la politique monétaire à la BCE

2007-2014 : conseiller de politique monétaire au FMI

2011-2012 : professeur invité à l’UCL

2014 : rejoint Goldman Sachs à Paris en tant qu’économiste en chef

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