A 7,6% en janvier, l’inflation, au plus haut depuis 40 ans, s’installe. Pour longtemps?
Voici quelque mois, on tablait sur une hausse des prix temporaires qui s’évanouirait lorsque les accidents sur le prix du gaz ou certaines chaînes d’approvisionnement seraient corrigés. Mais cela semble plus compliqué….
Lorsqu’au printemps dernier, la hausse des prix a commencé à s’accélérer d’abord aux Etats-Unis puis en Europe, la plupart des observateurs – banquiers centraux y compris – estimaient qu’il s’agissait d’une simple réaction temporaire au redémarrage brutal de l’économie après des mois de confinement. Mais au fil du temps, le temporaire a commencé à durer. En décembre, le patron de la banque centrale américaine Jerome Powell décidait de laisser tomber le qualificatif “transitoire” pour parler de la hausse des prix…
Et ce 26 janvier, face à un taux d’inflation qui n’avait plus été observé depuis une quarantaine d’années (l’inflation y a atteint 7% l’an dernier, le plus haut niveau depuis 1982), Jerome Powell a pris le taureau par les cornes. En mars prochain, la Réserve fédérale arrêtera d’acheter des obligations et commencera à remonter ses taux directeurs (taux de référence à court terme). Bref, l’argent va redevenir plus cher.
Du côté de la zone euro, on n’en est pas encore là: une remontée des taux trop brusque risquerait de mettre les finances publiques de nombreux Etats membres en difficulté. Mais en décembre, la patronne de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, a annoncé qu’elle allait réduire la croissance de ses achats d’actifs (en supprimant le programme de rachat d’urgence lié à la pandémie, suppression compensée en partie seulement par une augmentation du programme d’achat standard). Et chez nous, les derniers chiffres montrent un problème qui n’est effectivement plus seulement transitoire. Nourrie par une envolée de plus de 60% des prix de l’énergie, l’inflation a bondi en janvier de 7,6% sur base annuelle. Cela n’était plus arrivé depuis 1983.
Une partie de la population s’est, pour diverses raisons, purement et simplement retirée du marché du travail.” – Vincent Bodart (UCLouvain)
Une pandémie qui n’en finit pas
Alors, est-on passé de la notion d’une inflation temporaire à celle d’une inflation durable? “Tout dépend de ce qu’on appelle temporaire”, répondent Eric Dor, directeur des études économiques et professeur à l’IESEG School of Management, et Koen De Leus, chief economist de BNP Paribas Fortis.
“La BCE pensait que la base de l’inflation résidait dans la rupture de la chaîne d’approvisionnement et la flambée des prix du gaz et du pétrole, note Koen De Leus. On avait donc estimé qu’après avoir atteint un certain niveau, l’inflation diminuerait. Mais ce n’est pas arrivé parce que les prix du pétrole ont augmenté davantage qu’anticipé. Les investissements dans l’exploration pétrolière ces dernières cinq années ont énormément baissé. Nous aurions dû avoir davantage de sources d’énergies renouvelables pour remplacer ce manque de pétrole mais cela n’a pas été le cas pour diverses raisons (manque de batteries, manque de vent, manque de soleil, etc.). Nous verrons encore ces phénomènes se produire pendant cette période de transition qui devrait courir jusqu’en 2030. De plus, la normalisation des chaînes d’approvisionnement ne s’est pas réalisée”, ajoute le chief economist.
Car si les pénuries durent plus longtemps que prévu, c’est parce que la crise sanitaire elle-même se prolonge. “Dans le pays devenu l’atelier du monde, la Chine, on observe une politique sanitaire extrêmement sévère (zéro covid) qui donne lieu à des confinements à répétition, souligne Eric Dor. L’appareil productif et les ports fonctionnent encore en dessous de leurs capacités. Et cela a créé des pénuries persistantes sur des biens de consommation ou des semi-produits (principes actifs de médicaments, matériaux de construction, semi-conducteurs, etc.). Le trafic maritime reste aussi perturbé, avec nombre de navires en rade, ce qui restreint la disponibilité des bateaux et des conteneurs. Sur certaines lignes, le prix du fret a quadruplé. Et l’on sent bien que cela ne va pas s’arrêter dans les trois mois mais plutôt dans les deux-trois ans…”
Si la Banque centrale augmente ses taux, cela va-t-il résoudre quelque chose aux manques de puces, à la pénurie de gaz?” – Eric Dor (IESEG)
Le mystère de l’emploi
Toutefois, la longueur de la crise sanitaire n’explique pas à elle seule ce changement de perception de l’inflation. “Il y a aussi un élément auquel personne ne s’était attendu, note Vincent Bodart, professeur d’économie à l’UCLouvain et chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires): nous connaissons désormais des pénuries importantes sur le marché du travail, à la fois aux Etats-Unis et en Europe”. Et c’est peut-être cet élément qui change la donne.
“Aux Etats-Unis, le niveau d’emploi est toujours inférieur à ce qu’il était avant la pandémie alors que le niveau d’activité économique l’a dépassé largement, remarque Vincent Bodart. Cela s’explique par la baisse du taux d’activité: une partie de la population s’est, pour diverses raisons, purement et simplement retirée du marché du travail. Cela permet de mieux comprendre ces pénuries, que l’on connaît aussi dans la zone euro. Et cela me donne à penser que ces problèmes pourraient persister et exercer une pression sur les salaires.”
“Certains secteurs désespèrent de trouver la main-d’oeuvre appropriée”, confirme le chercheur, citant l’exemple d’un assureur allemand à croissance rapide basé à Francfort. D’après le Financial Times, le groupe Deutsche Familienversicherung offre en effet 500 euros à toute personne qui passe un entretien pour un de ses postes vacants de web développeurs, 1.000 euros supplémentaires à ceux qui parviennent à passer un deuxième tour, et 5.000 euros de plus à ceux qui terminent une période d’essai de six mois.
“Aux Etats-Unis, le taux de chômage a diminué plus vite que prévu, abonde Koen De Leus. Il est tombé de 13% à 3,9%. On est désormais proche du taux de 3,6% qui est celui du plein emploi et celui où les salaires devraient augmenter structurellement parce qu’il n’y a plus personne pour faire le travail. Mais cela dépend aussi du taux de participation au marché de l’emploi. Va-t-il rester au niveau actuel? Celui-ci est est plus bas qu’avant le covid pour deux raisons. Il y a d’abord le cas de ces jeunes femmes qui, en l’absence d’un système de garde, ont été obligées de rester à la maison pour garder les enfants. Puis, il y a tous ces seniors qui ont décidé, pour l’instant, de ne plus travailler. Certains pour des raisons sanitaires, parce qu’ils ont peur du virus, d’autres parce qu’ils sont partis en préretraite, encouragés par la hausse de leur portefeuille boursier et de l’immobilier.”
Or, si ces personnes ne retournent pas au travail lorsque la situation sera normalisée, la pénurie d’emploi risque d’entraîner également de l’inflation. Et cela signifierait que la Réserve fédérale a réagi trop tard. “L’effet d’une première augmentation des taux ne se fera sentir qu’après 9 à 12 mois”, rappelle Koen De Leus.
L’effet d’une première augmentation des taux ne se fera sentir qu’après 9 à 12 mois.” – Koen De Leus (BNP Paribas Fortis)
Changer de modèle, ça coûte cher
Mais un autre élément risque aussi d’alimenter une hausse des prix structurelle: le défi climatique et l’abandon des combustibles fossiles. “La transition énergétique va faire monter les prix de l’énergie et de nombreux métaux, observe l’économiste en chef de Natixis, Patrick Artus. D’autant qu’avec la hausse de l’inflation anticipée, augmenter les prix de vente est redevenu normal aux yeux des entreprises. L’intermittence de la production des énergies renouvelables va aussi conduire à une forte hausse du prix global de l’énergie en raison des coûts de stockage de l’électricité. De plus, les matériels nécessaires à la transition énergétique (éoliennes, hydrolyseurs, batteries électriques, réseaux électriques) utilisent des quantités très importantes de métaux dont les prix vont nécessairement fortement augmenter: cuivre, nickel, cobalt, lithium.”
Eric Dor le pense: “Nous sommes partis pour une période d’inflation structurelle alimentée par ces incertitudes”. En effet, même si les prix atteignent un plateau, les gens craindront qu’ils ne montent encore. On assistera donc à l’apparition de comportements de précaution. Certains augmenteront leurs tarifs pour se prémunir contre une éventuelle hausse de leurs coûts. Dans un tel contexte, le principe finira par s’ancrer dans les esprits. Et c’est alors la menace de la spirale infernale…
“Le risque est d’entrer dans un cycle infini, confirme Eric Dor. Les salariés, pour se prémunir contre la hausse des prix, exigent une hausse des salaires qui elle-même représente une augmentation des coûts des entreprises, qui répondent alors par une nouvelle hausse des prix, etc. Si cette boucle s’amorce, elle peut effectivement mener à une inflation de longue durée. D’autant que si les gens ont en tête une anticipation d’inflation forte, ils vont forcément vouloir s’en prémunir en exigeant, pour les travailleurs, une hausse des salaires, pour les entreprises, une hausse des tarifs. Et l’on finit donc par créer l’inflation que l’on anticipait… C’est le cas d’école des anticipations autoréalisatrices.”
Ne pas se tromper de diagnostic
Aussi est-il important que les banquiers centraux, aujourd’hui, posent le bon diagnostic. Car si l’inflation est causée par un problème d’offre trop faible et non de demande trop élevée, le remède consistant à relever les taux est-il vraiment efficace? “Si une forte inflation est due à un excès de demande, la logique serait de calmer cette demande en augmentant les taux: les entreprises et les ménages dépenseront alors moins à crédit parce que cela coûtera plus cher. Mais quid si c’est l’offre qui fait défaut? , s’interroge Eric Dor. Si la Banque centrale augmente ses taux, cela va-t-il résoudre quelque chose au manque de puces, à la pénurie de gaz? Alors bien sûr, si je tue l’économie, si je réduis la demande au niveau de l’offre qui a baissé, je peux arrêter l’inflation… Mais le coût social est énorme”.
Nonobstant, l’hypothèse n’est pas que théorique. Tuer l’économie pour tuer l’inflation, c’est ce à quoi le président de la Réserve fédérale Paul Volcker avait finalement dû se résoudre fin des années 1970. Pour dompter une inflation qui, selon Volcker, était le résultat de “trop d’argent courant derrière trop peu de biens”, il avait fait monter les taux jusqu’à 20%…
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