Trois géants du sous-secteur des gaz industriels
Ce sous-segment de la chimie se distingue par la croissance stable de ses ventes et de ses bénéfices, mais aussi par sa capitalisation boursière, déjà élevée et encore en augmentation. Nous présentons ici trois acteurs sectoriels dignes de figurer dans tout portefeuille d’investissement.
Les gaz industriels forment un groupe distinct au sein du secteur chimique. Ce segment se caractérise par une croissance stable du chiffre d’affaires et des bénéfices, ainsi que par une capitalisation boursière remarquablement élevée et en constante augmentation. Les “trois grands” – Air Liquide, Air Products et Linde – affichent un profil similaire. Ils tirent 92-95% de leur chiffre d’affaires de la vente de gaz industriels, le reste, de l’ingénierie, du conseil, de la conception et de la construction d’installations de production pour des tiers. Air Liquide avoue toutefois, dans son rapport annuel, ne pas chercher à mettre l’accent sur l’ingénierie: contrairement à celui de la vente de gaz, le chiffre d’affaires des grands projets d’ingénierie peut fluctuer considérablement d’une année à l’autre et les marges bénéficiaires sont moins élevées.
Les gaz industriels sont utilisés dans toute une série de secteurs. L’oxygène, l’azote et l’hydrogène, entre autres, sont fournis aux industries chimique, sidérurgique, pétrolière et gazière. Pour la conservation du goût et la congélation, l’industrie alimentaire a besoin d’azote. L’hélium est employé dans les laboratoires, pour le refroidissement, notamment. L’oxygène (problèmes respiratoires) et une combinaison d’oxygène et de protoxyde d’azote (anesthésie) sont nécessaires au secteur médical. Quant à l’oxygène et à l’azote ultra-purs, ainsi qu’à l’argon et à l’hélium, ils interviennent dans la fabrication des semi-conducteurs.
Livraison
Les producteurs de gaz industriels sont très bien positionnés sur le marché. Leurs produits sont indispensables aux clients finaux, dont ils ne représentent toutefois qu’une part limitée des coûts de production. Les gaz sont livrés de trois manières. Des usines sont construites à proximité des sites des clients les plus importants, qui peuvent aussi être livrés par l’intermédiaire d’un réseau de gazoducs. Il s’agit du segment “sur site”, qui couvre des projets à forte intensité de capitaux, pour lesquels le fournisseur souhaite obtenir certaines garanties financières. Ces garanties sont stipulées dans des contrats, généralement conclus pour 15 à 20 ans et assortis d’une obligation d’achat minimum (clause take-or-pay). La répercussion des prix de l’énergie – poste de coûts important pour les producteurs de gaz industriels – et la compensation de l’inflation sont prévues dans ces contrats également.
Les grandes installations de production, comme les unités servant à la séparation de l’air en ses différents composants, dont l’azote et l’oxygène, font par ailleurs office de stations d’approvisionnement pour les acheteurs de plus petits volumes. A ces clients, les gaz sont livrés par camions et camions-citernes (segment “industriel marchand”) ou en bonbonnes (“gaz conditionnés”). Les contrats marchands sont conclus pour cinq ans environ, ceux portant sur les gaz conditionnés, pour un à trois ans. Air Liquide et Air Products réalisent 35% et 52% respectivement de leur chiffre d’affaires dans le segment sur site, grâce à des contrats à long terme assortis de nombreuses clauses de protection. Linde ne ventile pas son chiffre d’affaires par mode de livraison, mais seulement par région et par secteur.
Consolidation
Linde réalise un chiffre d’affaires de 33,3 milliards d’euros par an; il est suivi par Air Liquide (29,9 milliards d’euros), puis par Air Products (12,7 milliards). En 2015, le marché comptait cinq acteurs majeurs encore, mais Air Liquide a acquis Airgas en 2016 et Praxair et Linde ont fusionné en 2018. D’après Deutsche Bank, Air Liquide et Linde détiennent chacun 33% de part de marché environ, contre 13% pour Air Products. Dans certains sous-segments, comme ceux des grandes usines de production et des gaz médicaux, les trois, ou l’un des trois au moins, occupent une position dominante.
Le marché des produits industriels marchands et des produits conditionnés est plus local. Vu les frais de transport, les gaz destinés à ces clients plus petits ne sont généralement pas livrés à plus de 200-250 kilomètres, ce qui laisse davantage de place aux concurrents locaux. La structure du marché et les types de contrats garantissent aux producteurs de gaz industriels une croissance stable du chiffre d’affaires, des bénéfices, des flux de trésorerie d’exploitation et des dividendes. Air Liquide, par exemple, n’a jamais vu son bénéfice par action diminuer depuis 1993.
Les actionnaires profitent naturellement de cette stabilité. Air Products et Linde font partie de l’indice américain des aristocrates du dividende et Air Liquide, de sa version européenne. A juste titre: Air Liquide a récemment augmenté son dividende de 12%, Linde, de 9% et Air Products, de 8%. Même en 2022, année pourtant difficile pour de nombreuses entreprises, le chiffre d’affaires et les bénéfices des producteurs de gaz industriels ont progressé.
Cela étant, le rendement en dividende du trio n’est pas extrêmement élevé (2,4% pour Air Products, 1,4% pour Linde et 1,8% pour Air Liquide). En revanche, la stabilité financière de ces groupes se reflète dans leur ratio d’endettement et leur solvabilité. Le rapport entre l’endettement net et le cash-flow d’exploitation se situe entre 1,3 et 1,7 et les trois entreprises sont invariablement notées A.
Choix difficile
La consolidation du secteur a incité chacun de ces grands noms à se concentrer sur le rendement des capitaux investis, sur les marges et sur les prix, plutôt que sur la croissance des volumes. Cette stratégie s’est traduite, en Bourse, par une forte hausse du ratio cours/bénéfice. Il y a une dizaine d’années, les actions des producteurs de gaz industriels étaient assorties d’un rapport cours/bénéfice de 18; aujourd’hui, ce ratio est de 24,5 pour Air Liquide, 25,4 pour Air Products et 27,2 pour Linde. C’est vraiment le seul inconvénient, pour ce secteur que caractérise une croissance stable et constante du chiffre d’affaires, des flux de trésorerie, des bénéfices et des dividendes et qui a fait bien mieux que l’indice MSCI World ces cinq dernières années.
Difficile, pour l’investisseur, de faire un choix – si tant est qu’il le doive. Les activités de ces groupes se chevauchent dans une large mesure, sur les plans tant régional que sectoriel. La transition énergétique est en outre un moteur de croissance pour chacun d’eux. Air Products a prévu d’investir 15 milliards de dollars environ dans l’hydrogène durable d’ici à 2027. Air Liquide a annoncé que 40% de son potentiel d’investissement (3,3 milliards d’euros fin 2022) iraient à l’hydrogène vert. Quant à Linde, 22% de son carnet de commandes sont consacrés à des projets de décarbonation.
Barclays entrevoit néanmoins des différences dans les stratégies relatives à l’hydrogène. Air Products produit dans des régions où les coûts de fabrication sont bas (Arabie Saoudite, Canada et Golfe du Mexique), et exporte généralement son produit sous la forme d’ammoniac vert. Ses deux concurrents restent plus proches du modèle d’exploitation traditionnel, en construisant leurs usines là où se trouve la demande. La récente collaboration, aux Etats-Unis, entre Linde et le producteur d’engrais OCI, pour un montant de 1,8 milliard de dollars, est un exemple de cette stratégie.
Coûts élevés
Les projets qui exploitent la transition énergétique deviennent de plus en plus coûteux, a calculé HSBC. L’investissement moyen dans une usine de production d’hydrogène “gris” (fabriqué à partir de gaz naturel) est de 100 à 250 millions de dollars, celui dans une usine d’hydrogène “bleu” (dans le cadre de quoi le CO2 libéré est capturé et stocké) est environ 10 fois plus élevé, ajoute HSBC. Nous préférons le format plus traditionnel, en principe moins risqué. Début février, l’action Air Products a cédé plus de 10% en quelques jours à cause, en partie, de la hausse subite du coût d’un énorme projet d’hydrogène vert appelé NEOM.
Vu l’ampleur de ses projets par rapport à sa taille, nous sommes un peu plus prudents à l’égard d’Air Products, dont la rentabilité pourrait toutefois augmenter considérablement entre 2024 et 2027, si ces mégaprojets remportaient le succès escompté. L’investisseur qui détient ces actions peut tout simplement les conserver. Grâce en partie aux économies de coûts et aux synergies résultant de sa fusion avec Praxair, Linde a affiché une croissance bénéficiaire nettement supérieure à celle d’Air Liquide ces dernières années. Air Liquide cherche à accélérer ses investissements, ce qui pourrait ralentir quelque peu la croissance de ses bénéfices. Il n’est, cela dit, pas absolument nécessaire de choisir: chacun de ces noms est digne de figurer dans un portefeuille d’investissement.
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