Attention, changement de décennie!
La période d’extrême stabilité économique aux Etats-Unis est terminée et 10 années de cycles d’expansions et de ralentissements s’annoncent. Le pays a connu, à partir de 1980, ses années de plus grande stabilité économique depuis son indépendance, en 1776.
C’est surtout en 1990-2008 et en 2010-2020 que la stabilité a été la plus marquée. La croissance économique la plus faible au cours de cette période a été plus vigoureuse que durant toutes les autres et que le taux de croissance le plus élevé était très proche de la moyenne. Cette époque dite de Grande Modération s’explique par une multitude de facteurs. Pour Ben Bernanke, prix Nobel d’économie et ancien président de la Federal Reserve (Fed), elle est entièrement due au fait que les banques centrales se sont affranchies de la sphère politique; les économistes, eux, notent que les services occupent une part croissante de l’activité, or ils sont plus stables que l’industrie. Rappelons en outre que durant toutes ces années, les taux d’intérêt ont été orientés à la baisse, alors que la dette enflait.
De 17% en 1981, le taux américain à deux ans était de 0% 40 ans plus tard. Ce qui a permis aux entreprises, aux administrations et aux particuliers de s’endetter à moindre coût et même, de dégager de quoi emprunter davantage. Lorsque les dépenses structurelles dépassent les recettes, il est difficile, pour une économie, d’absorber une récession. Les Etats-Unis ont enregistré 48 récessions depuis 1785, année des premiers relevés. La période la plus longue entre deux récessions a commencé en 2008/2009, pour se terminer en 2020 (10 ans et 8 mois); la deuxième a duré 10 ans exactement, de 1991 à 2001. Ce n’est selon nous pas un hasard si ces périodes se situent à une époque de Grande Modération. D’autant que c’est à ce moment-là aussi que la mondialisation a pris son essor: de nombreux produits étant achetés en Chine, devenue membre de l’Organisation mondiale du commerce, les prix, en Occident, ont baissé. La faiblesse de l’inflation faisait par ailleurs reculer les taux d’intérêt.
Bénéfices des entreprises américaines
Qui dit stabilité économique dit en principe nette croissance des bénéfices. Nous avons vérifié la véracité de cette théorie en utilisant la base de données de Robert Shiller, autre prix Nobel, qui a étudié la croissance des bénéfices des entreprises américaines cotées depuis 1870. Nous avons pris les données recueillies à partir de 1950 et les avons classées par périodes de 10 ans. Les deux décennies les plus propices à la croissance des bénéfices ont été les années 2010-2020 (117%) et 1990-2000 (62%). Une troisième se présentait bien… jusqu’en 2007 et l’éclatement de la crise financière. On voit là l’effet dévastateur que la volatilité économique à long terme peut avoir sur la croissance des bénéfices. Entre 2020 et aujourd’hui, cette croissance a été de 38%, un chiffre supérieur à la moyenne.
Mais tout cela est bien fini. Loin de reculer, les taux d’intérêt augmentent désormais. La mondialisation laisse peu à peu la place à des velléités de démondialisation. Alors qu’ils se considéraient comme des partenaires commerciaux, la Russie, la Chine et l’Occident se livrent aujourd’hui à une guerre économique sans merci. Tout porte à croire que l’économie américaine a renoué avec son cycle d’expansions et de ralentissements. Elle a considérablement progressé à l’été 2020, durant lequel l’indice S&P 500 a commencé à enchaîner les records. Le redressement s’est particulièrement accéléré durant l’hiver qui a suivi: un vaccin contre le Covid-19 était annoncé et l’Etat américain inondait le pays sous les dollars.
Même après avoir fait passer l’objectif d’inflation de 2% par an au maximum à 2% en moyenne sur une période plus longue, la Fed n’a pas cessé d’acheter des obligations. Les années où ces 2% n’étaient pas atteints, elle a lâché la bride à l’inflation. Et comme si tout cela ne suffisait pas, elle a considéré que l’inflation qui commençait à émerger à l’époque n’était que temporaire – alors même que la planche à billets avait tourné à concurrence de 40% de plus que d’habitude!
Lutte contre l’inflation
On a eu tort d’imputer l’inflation à la seule invasion de l’Ukraine: elle grimpait depuis 2021 déjà. La Fed fait ce qu’elle peut pour l’endiguer, mais les taux directeurs restent inférieurs à l’inflation de base – l’on a donc de facto toujours affaire à une politique de relance, grâce à quoi les bénéfices des entreprises américaines continuent de croître, au profit de la bonne santé de l’économie.
Les relèvements de taux ne portent certes pas immédiatement leurs fruits, mais leurs effets s’inscrivent sur la durée. Quant à l’inflation, une fois lancée, elle ne diminue pas volontiers. D’où notre conviction que la prochaine décennie sera faite de cycles d’expansions et de ralentissements. Nous connaîtrons davantage de récessions, mais aussi une croissance économique plus vigoureuse que pendant la Grande Modération.
Lorsque l’économie est fluctuante, les investisseurs optent pour des entreprises faiblement valorisées, génératrices de liquidités et peu fantaisistes (et donc, peu risquées). Une faible valorisation garantit une marge de sécurité, tandis que des liquidités abondantes sont gage de dividendes. En revanche, les entreprises dont les bénéfices sont majoritairement à venir vont souffrir, car ces bénéfices seront rongés par l’inflation, au détriment des ratios cours/bénéfices (C/B).
Ces entreprises qui sortent du lot
Les entreprises qui génèrent des revenus, des flux de trésorerie, une valeur comptable et des dividendes relativement plus élevés que la normale appartiennent pour la plupart à des secteurs qui se portent bien en période d’inflation et de hausse des taux. Il s’agit notamment de sociétés financières comme JPMorgan Chase, Berkshire Hathaway et Wells Fargo. Les majors pétrolières que sont entre autres ExxonMobil et Chevron constituent un autre groupe. Faiblement valorisées et dépourvues de toute fantaisie, elles sont très confortablement positionnées – le monde a beau vouloir se débarrasser des énergies fossiles, il ne peut pas s’en passer. Le secteur des télécommunications est lui aussi générateur de valeur: il se caractérise par d’importants flux de trésorerie disponibles, des ratios C/B extrêmement faibles et des dividendes plutôt élevés. Il est certes peu sexy, mais il offre une marge de sécurité évidente.
Les secteurs de la finance, des télécoms et de l’énergie devraient faire bien mieux que le secteur technologique ces 10 prochaines années.
Le changement d’ère ne sera au contraire pas propice aux entreprises technologiques. Alors que leurs bénéfices escomptés permettaient à des groupes comme Apple ou Microsoft d’afficher des valorisations extrêmement élevées, dans un cycle classique d’expansions/ralentissements caractérisé par une inflation permanente, leur valorisation moyenne devrait chuter lourdement. Des valorisations élevées ne sont pérennes que lors des périodes de Grande Modération.
Changer de paradigme
La décennie 2020 n’aura rien d’une ère de Grande Modération mais au contraire, tout d’un cycle d’expansions/ralentissements classique. Une situation parfaitement banale en somme.
Les bénéfices des entreprises cotées ne progresseront pas aussi rapidement qu’en 1990-2000 ou en 2010-2020. Les investisseurs vont s’en effrayer, ce qui pèsera sur la valorisation des entreprises qui misent beaucoup sur l’avenir. L’époque est à l’inverse prometteuse pour les entreprises faiblement valorisées qui génèrent beaucoup de liquidités. Les secteurs de la finance, des télécoms et de l’énergie devraient faire bien mieux que le secteur technologique ces 10 prochaines années.
Mieux vaut en d’autres termes s’écarter maintenant des indices américains qui marquent l’histoire depuis 20 ans – les principaux indices de Wall Street regorgent en effet de grandes sociétés technologiques. Investir dans des trackers sur le S&P 500 ou sur le Nasdaq sera à partir de maintenant beaucoup moins rentable.
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