“L’investissement passif rend la Bourse moins efficace”

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La croissance des ETF et des fonds indiciels est ces dernières années irrésistible. La part des investisseurs passifs en Bourse augmente année après année, aux dépens de leurs collègues actifs. Certains effets secondaires commencent à apparaître.

L’investissement passif, terme générique désignant l’investissement dans des fonds indiciels ou des ETF, est l’un des développements les plus importants des marchés financiers de ces dernières décennies. Selon la source et la définition, le premier fonds indiciel a été mis en place au début des années 1970 aux États-Unis.

L’idée sous-jacente est simple : au lieu que des gestionnaires humains composent activement un fonds, celui-ci suit simplement de manière passive la valeur d’un indice existant, un panier d’actions ou d’autres actifs financiers.

L’actif perd du terrain

Depuis, l’investissement passif ne fait qu’augmenter. Année après année, les encours sous gestion des ETF s’accroissent. En 2024, ils ont attiré 1.500 milliards de dollars dans le monde et avaient 14.000 milliards de dollars sous leur gestion, selon le spécialiste des données financières Morningstar.

Les fonds gérés activement en subissent les conséquences. Ils perdent structurellement des parts de marché au profit de leurs équivalents passifs. Il y a de bonnes raisons à cela. La principale est que peu de fonds actifs réussissent à battre leurs indices de référence respectifs.

Selon l’indice SPIVA de la société de données financières S&P, aux États-Unis, seulement 15% des fonds gérés activement, ayant le S&P 500 comme i référence, parviennent à dépasser cet indice. En Europe, les chiffres sont encore pires : seulement 8% des fonds actifs font structurellement mieux que le S&P Europe 350.

Morningstar utilise des critères légèrement différents, ce qui donne un chiffre de 30% des fonds actifs américains ayant surpassé leur indice de référence au cours des 10 dernières années. En bref, les fonds actifs se vendent sur la promesse de battre le marché, mais seule une minorité y parvient de manière structurelle. Les coûts de gestion jouent un rôle dans cette situation. Ils sont plus élevés dans les fonds actifs que dans les ETF. En Europe, les coûts annuels moyens d’un fonds d’actions actif s’élèvent à 2,1%, contre 0,6% pour un ETF, selon l’étude annuelle de l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA). Plus ces coûts sont élevés, moins il y a de chances d’obtenir un rendement supérieur à la moyenne, ajoute une recherche de Morningstar.

Et puis, il y a aussi les “index huggers”, des fonds actifs qui s’écartent si peu de leur indice de référence qu’ils s’y confondent quasiment, mais qui facturent des frais plus élevés que les ETF, alors qu’ils font presque la même chose. Les investisseurs paient alors des prix de marque, mais reçoivent en réalité un produit générique.

Intuition et recherche

Il existe donc de nombreuses raisons expliquant la popularité des ETF et de l’investissement passif. Pourtant, certains inconvénients commencent également à émerger. Non seulement l’investissement passif a fortement augmenté, mais le scepticisme et la critique à son égard aussi. Ces critiques proviennent souvent des gestionnaires actifs, mais comme leur gagne-pain est menacé, elles ont souvent été rejetées comme de simples lamentations revanchardes.

L’essentiel de la critique peut être résumé ainsi : plus les investisseurs passifs dominent la Bourse, moins celle-ci est efficace. Si de plus en plus d’investisseurs achètent des actions ou d’autres investissements sans aucune évaluation de leur valeur, simplement parce qu’elles font partie d’un indice, qui détermine alors la valeur réelle de ces actions ? Les prix boursiers reflètent-ils encore la valeur fondamentale des entreprises cotées ? À première vue, ces questions semblent légitimes.

Que disent les études académiques ? L’une des recherches les plus récentes, qui a suscité un certain émoi, est intitulée “How Competitive is the Stock Market?“. Un trio de chercheurs de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), de la Stockholm School of Economics et de l’Université du Minnesota a examiné comment fonctionne la formation des prix sur la Bourse américaine, maintenant qu’une si grande partie des investisseurs est passive.

La conclusion générale de cette étude est que l’efficience du marché a diminué. L’étude a examiné les changements de la demande pour des actions individuelles en cas de fortes fluctuations de prix (élasticité, dans le jargon économique), et cette élasticité a diminué ces dernières années.

Chercher des billets

Paul Huebner, l’un des auteurs de l’étude et professeur à la Stockholm School of Economics, explique: “L’image générale des marchés financiers est qu’ils sont hyper concurrentiels, de sorte que peu importe ce que font les investisseurs individuels, les prix finissent toujours par s’équilibrer”.

Il utilise la métaphore de personnes cherchant des billets de 20 euros par terre : “Si une personne arrête de chercher, ce n’est pas un problème. D’autres investisseurs réagiront en cherchant plus activement, de sorte qu’ils finiront quand même par trouver tous les billets”.

La question est de savoir ce qui se passe si une grande partie du groupe cesse de regarder au sol, en supposant que les autres trouveront tous les billets à leur place. Si trop d’investisseurs adoptent cette posture passive, alors la réactivité globale du marché diminue face aux fluctuations de prix, ont constaté Paul Huebner et ses collègues.

“On peut dire que le marché est devenu environ un tiers moins réactif ou élastique ces dernières années à cause de l’essor de l’investissement passif”, explique-t-il. Une demande moins élastique signifie que les prix réagissent davantage à certains chocs, comme lorsqu’un actionnaire principal vend une grande partie de ses actions.

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“On peut dire que ces dernières années, le marché est devenu environ un tiers moins réactif ou élastique en raison de la montée de l’investissement passif.” – Paul Huebner, Stockholm School of Economics

Ces chocs se répercutent plus fortement sur les cours, ce qui signifie plus de fluctuations. “Un premier effet est une plus grande volatilité. Il y a une volatilité globale du marché, mais aussi une volatilité qui ne peut pas être directement reliée à des changements fondamentaux du marché ou d’une action. Ce dernier type de volatilité deviendra plus fréquent”, explique le chercheur.

Cela a aussi des conséquences sur la liquidité. “Une demande moins élastique signifie un impact plus fort sur les cours et donc moins de liquidité en Bourse”, ajoute Paul Huebner.

Valorisations durablement plus élevées

De plus, Paul Huebner remarque que ce sont surtout les entreprises à forte capitalisation boursière, appelées large caps, qui ont profité de l’essor des investisseurs passifs. “Une première raison assez évidente est que de nombreux fonds passifs suivent des indices principalement composés de grandes entreprises cotées. Le S&P 500 en est un bon exemple”, explique-t-il.

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“Une deuxième raison, peut-être moins facile à comprendre, est que nos données montrent que l’afflux de capitaux vers une grande entreprise a un impact proportionnellement plus important sur son cours boursier que dans le cas d’une plus petite entreprise. Cela semble contre-intuitif, car on pourrait penser que les grandes entreprises ont une plus grande liquidité. C’est vrai en termes absolus, mais pas en termes relatifs, précise le chercheur. Doubler une position significative dans Nvidia est bien plus compliqué que de faire de même avec une participation dans une petite entreprise cotée.”

Une autre critique souvent formulée contre la croissance du placement passif est qu’elle entraîne une surévaluation des actions. “Certains parlent d’une bulle, même si je n’aime pas particulièrement utiliser ce terme. Pour être clair, cela ne ressort ni des données ni de notre recherche. Mais il se pourrait que le marché ait évolué vers une situation où les valorisations des grandes entreprises restent durablement plus élevées qu’auparavant”, souligne Paul Huebner.

“Si l’on suppose que l’investissement passif continue de croître, il y aura encore plus de pression à l’achat sur ces grandes entreprises, ajoute-t-il. Je ne vois pas, à l’heure actuelle, quelles forces pourraient ramener les valorisations des grandes et petites entreprises à des niveaux plus proches.”

Reste alors la question : quelle part du marché peut être investie passivement tout en garantissant son efficience ? Si 90% des investisseurs adoptent une approche passive, les 10% restants d’investisseurs actifs suffisent-ils encore à assurer une formation efficace du cours ?

“Il est très difficile d’y attribuer un chiffre précis”, répond Paul Huebner, qui souligne qu’il n’existe aucune certitude quant à la part exacte du marché investie passivement. “Selon certaines sources de données, cela représente environ 20% du marché. Cependant, beaucoup d’investisseurs dits actifs adoptent en réalité un comportement assez passif, ce qui fait monter les estimations à 30%, voire 40%”, explique-t-il.

Même sur l’impact global de l’investissement passif sur la Bourse, aucun consensus académique n’a encore émergé. Il y a deux semaines, une étude de la City University of London a livré des conclusions très différentes. Selon cette recherche, la croissance des ETF aurait plutôt rendu la Bourse plus efficiente dans son ensemble, mais principalement à un niveau macroéconomique, et pas nécessairement au niveau des prix des actions individuelles.

Ainsi, le débat académique sur le rôle des ETF et des autres stratégies passives est loin d’être tranché.

Quelle que soit l’ampleur de l’impact de l’investissement passif sur la Bourse, Paul Huebner met en garde contre toute approche trop radicale : “Il ne faut pas aborder ce sujet sous un seul angle d’analyse. Dans toutes ces discussions, il est essentiel de prendre en compte les immenses avantages que l’investissement passif apporte aux investisseurs particuliers, qui peuvent ainsi accéder à des produits d’investissement à faible coût. Si l’on suppose que l’investissement passif continue de croître, il y aura encore plus de pression à l’achat sur les grandes entreprises cotées.”

8 % des fonds actifs européens surperforment leur indice de référence sur une période de 10 an.

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