L’euro va-t-il détrôner le dollar ?

Isabel Vansteenkiste, conseillère principale de Christine Lagarde, présidente de la BCE
Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Le dollar américain reste incontestablement, avec une part de marché d’environ 55 %, la monnaie dominante sur la scène internationale. La politique menée par le président Donald Trump fragilise toutefois ce statut de devise de réserve. Mais l’euro peut-il s’imposer en alternative crédible ?

Pour l’instant, l’euro demeure le « Poulidor » des devises. Comme monnaie de réserve des banques centrales ou comme instrument de règlement dans le commerce international, la monnaie unique européenne reste éternellement deuxième, loin derrière le billet vert. Les choix politiques de Trump ont bien provoqué quelques soubresauts, mais n’ont pas pour autant entraîné de bouleversement majeur dans l’équilibre monétaire mondial.

« Les banques centrales modifient la composition de leurs réserves de façon très progressive. Le rôle international de l’euro est resté relativement stable ces dernières années », souligne Isabel Vansteenkiste, conseillère principale auprès de la présidente de la BCE, lors d’un webinaire organisé par la Banque nationale de Belgique. Elle relève cependant que « la valeur du dollar a reculé ces derniers mois, malgré des taux d’intérêt relativement élevés aux États-Unis, ce qui a suscité des interrogations sur son statut de valeur refuge. Les conséquences à long terme restent incertaines ».

“Notre monnaie, votre problème”

Du point de vue des États-Unis, le dollar reste toujours “notre monnaie, mais votre problème”. Le billet vert détient toujours environ 55 % des réserves mondiales, contre un peu plus de 20 % pour l’euro. « La fin de la domination du dollar a été prédite à plusieurs reprises, sans jamais se concrétiser.  Le dollar reste adossé à la première économie mondiale, à des marchés financiers profonds et liquides, à des institutions crédibles et à l’influence militaire et géopolitique des États-Unis.», rappelle Dennis Essers, économiste à la Banque nationale de Belgique.

Le dollar n’a perdu qu’une petite part de marché dans les réserves de change détenues par les banques centrales. « Depuis l’invasion russe en Ukraine, les gestionnaires de réserves accordent une attention beaucoup plus grande au contexte géopolitique. Les sanctions européennes contre la Russie n’ont eu aucun impact sur la part de marché de l’euro, car elles sont conformes aux règles du droit international. En revanche, la Russie et les pays qui lui sont géopolitiquement proches ont réduit leurs avoirs en dollars et les ont remplacés par de l’or », explique Isabel Vansteenkiste.

Les banques centrales détiennent désormais davantage de réserves en or qu’en euros, même si la hausse de la part de l’or s’explique aussi par l’augmentation de son prix. Il faut remonter aux années 1960 pour retrouver un tel niveau d’or stocké dans leurs coffres. Mais l’or ne constitue pas une véritable alternative aux réserves en dollars ou en euros : « son prix est trop volatil, il ne génère pas de revenu, il implique des coûts de stockage et son offre reste peu flexible », précise Isabel Vansteenkiste.

Le rôle de l’euro limité

En tant que devise d’émission obligataire ou de moyen de paiement dans le commerce international, l’euro reste également loin derrière le dollar. « Récemment, on a toutefois observé une augmentation des émissions de reverse yankees. Il s’agit d’obligations libellées en euros émises par des entreprises américaines, qui cherchent ainsi à profiter des taux d’intérêt plus bas en Europe », ajoute Isabel Vansteenkiste.

L’euro a encore beaucoup de chemin à parcourir avant de pouvoir détrôner le dollar. « La monnaie unique repose sur un vaste bloc commercial, des marchés financiers profonds et des institutions démocratiques. Mais sa stabilité a été durement mise à l’épreuve lors de la crise de la zone euro en 2011-2012. La fragmentation reste importante, il n’existe pas de consensus politique, et n’a qu’un faible de soutien militaire et géopolitique», souligne Dennis Essers. « Toutes les mesures qui renforcent le rôle international de l’euro sont aussi bénéfiques pour l’économie européenne. Sur ce plan, il n’y a pas de conflit d’intérêts», ajoute Isabel Vansteenkiste.

Le dollar, roi borgne

Le billet vert reste donc « roi borgne au pays des aveugles ». « La plus grande menace pour le dollar vient désormais de l’intérieur des États-Unis. Les investisseurs s’interrogent sur la trajectoire budgétaire américaine. L’indépendance de la Réserve fédérale est remise en cause et les États-Unis se détournent d’un monde multilatéral fondé sur des règles. Le dollar est aussi utilisé comme une arme à l’encontre d’autres pays », analyse Dennis Essers.

Pour l’heure, aucun concurrent ne semble en mesure de s’imposer comme devise de réserve alternative. L’or présente trop de limites. Les monnaies internationales communes restent des chimères. Quant au sterling, au yen japonais ou au franc suisse, ils ne sont acquis par les banques centrales qu’à des fins de diversification marginale des réserves. « Le renminbi chinois est un cas à part, mais il n’est pas encore en mesure de rivaliser avec le dollar », conclut Dennis Essers.

Nouveaux venus dans le paysage

Les monnaies numériques sont les nouveaux venus dans le paysage. Le bitcoin et d’autres cryptomonnaies spéculatives ont peu d’avenir en tant que devises de réserve, car elles remplissent insuffisamment la fonction de ‘store of value’. Les stablecoins, adossés à des actifs libellés en dollars, jouent en revanche un rôle de plus en plus important. De plus en plus de banques centrales en achètent afin de diversifier leurs réserves. Les États-Unis misent sur l’essor des stablecoins privés, tandis que la Banque centrale européenne développe directement sa propre monnaie numérique. « L’essor des stablecoins renforce la domination du dollar. Mais ils peuvent aussi constituer une menace accrue pour la stabilité financière », souligne Isabel Vansteenkiste.

Le scénario le plus probable est celui d’une évolution vers un système monétaire multipolaire. Cette diversité pourrait renforcer la résilience du système, mais elle risque aussi de dégénérer en une confrontation entre blocs utilisant leur monnaie comme arme dans une lutte géopolitique, avertit Dennis Essers. « Historiquement, un système multipolaire a plutôt été la norme. Parfois il fonctionnait bien, parfois il a dérapé, comme dans les années 1930. Moins de mondialisation signifie aussi plus de fragmentation. »

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