Tokenisation : la révolution silencieuse qui bouleverse la finance mondiale

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

La numérisation du monde est en marche. Immeubles, œuvres d’art, obligations… De plus en plus d’actifs sont représentés sous la forme de jetons numériques, des tokens. Mais une famille de ces tokens est spécialement sous les projecteurs : les “stablecoins”. Explications.

Nous rendons-nous compte que nous sommes en train de vivre une révolution financière aussi importante que celle qui a vu le papier-monnaie remplacer les pièces d’or et d’argent ? Peut-être pas encore. Mais la multiplication des études des banquiers centraux et la poussée législative aux États-Unis en faveur des crypto-actifs sont des signes qui ne trompent pas : nous sommes en train de changer d’ère.

Ce grand changement porte un nom: la tokenisation. Celle-ci désigne le processus qui consiste à convertir des actifs, tels que des biens immobiliers, des œuvres d’art, des actions, des obligations, etc. en jetons numériques, que l’on appelle des “tokens”. Comment cela fonctionne-t-il ? Quel est le lien avec les crypto-actifs comme le bitcoin ? Tentons d’y voir plus clair.

Le bitcoin n’est pas un token

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un token ? C’est une représentation numérique de quelque chose qui existe dans le monde réel : une action d’une entreprise, une œuvre d’art… La société américaine RealT s’est ainsi spécialisée dans la tokenisation d’immeubles. Elle divise la propriété d’une maison ou d’un appartement en jetons numériques revendus dans le public.

Les tokens sont créés, enregistrés et échangés sur un “registre décentralisé unique” (souvent une blockchain), c’est-à-dire une plateforme accessible à plusieurs participants, sans être contrôlés par une autorité centrale. Un registre connu, par exemple, est Ethereum.

Attention à l’erreur de débutant : le bitcoin, l’ether et la plupart des crypto-actifs ne sont pas des tokens. Le bitcoin est l’unité de compte de sa propre blockchain, qui est créée par le processus de minage qui permet au bitcoin d’exister. Le bitcoin ou l’ether ne représentent rien d’autre qu’eux-mêmes. Un token, en revanche, représente, on l’a déjà dit, quelque chose d’autre. Et ce quelque chose peut être très divers.

Divers tokens

Les “utility tokens” donnent ainsi accès à un service ou une plateforme. Par exemple, le navigateur internet Brave émet des tokens, baptisés BAT, qui récompensent ceux qui surfent avec lui en fonction du temps passé sur les publicités, du contenu, etc.

Les “security tokens” représentent des actions, des obligations, des parts de fonds. Ils sont de plus en plus soumis à la réglementation concernant les valeurs mobilières. “La tokenisation des fonds monétaires, détenteurs de bons du Trésor américain, se développe particulièrement rapidement sur le marché américain avec une capitalisation de 7 milliards de dollars en juin 2025 contre seulement 100 millions fin 2022”, souligne par exemple Claire Brousse, de la Banque de France.

Il y a aussi les NFT, les tokens “non fongibles”. Contrairement aux autres tokens, qui sont échangeables (une part d’un fonds monétaire tokenisé équivaut à une autre part du même fonds), les NFT sont uniques. Par exemple, CryptoPunks est une collection de 10.000 personnages numériques uniques, chacun étant un NFT, généré algorithmiquement et stocké sur la blockchain Ethereum.

Et puis, il y a la famille la plus importante des tokens, les “stablecoins“. Ce sont des tokens dont la valeur est liée à une devise. La plupart des stablecoins actuels sont liés au dollar. On estime le marché actuel des stablecoins à 250 milliards de capitalisation.

Simple, facile et pas cher

Mais pourquoi “tokeniser” un immeuble ou une obligation ? Essentiellement parce qu’il est plus facile et moins cher de la vendre ou de l’acheter. Cette facilité peut concerner tous les acteurs : des PME, des individus, qui peuvent s’adresser à la communauté mondiale pour vendre leurs actifs. De plus, la tokenisation permet de créer des contrats intelligents : on peut par exemple décider que celui qui détiendrait pendant plus de cinq ans un token représentant une action d’une entreprise puisse avoir droit à un bon de réduction. Le versement de dividendes ou la comptabilisation des droits de vote des actionnaires est également facilité.

La simplicité du système est une révolution pour le monde financier. “Il y a 60 ans, acheter un titre ou l’utiliser en garantie nécessitait un certificat physique, explique la Banque des règlements internationaux (BRI) dans son dernier rapport économique, largement consacré à la tokenisation. Le paiement des intérêts impliquait littéralement de découper un coupon du certificat papier, ajoute-t-elle. Le règlement des transactions prenait jusqu’à cinq jours.”

Mais au fil des ans, les montants des actions et des obligations étant toujours plus importants, le risque de perte, de destruction, de vol, de falsification de ces titres papier a grandi en proportion. On a donc adopté un système électronique pour éviter de devoir transférer sans cesse des titres physiques. “Cela a conduit à la création de dépositaires qui gardaient ces titres dans leurs coffres, même si les propriétaires pouvaient changer. Puis, les acteurs du marché ont dématérialisé ces titres.”Ils n’existent désormais plus que sous forme électronique. Mais les dépositaires et les intermédiaires ont continué à jouer leurs rôles. Ainsi, les titres que possède la banque de Russie ont pu, en 2022, être gelés parce qu’ils étaient déposés chez Euroclear.

Se passer des intermédiaires

Toutefois, malgré l’”électronification” des processus, le traitement de la vente et de l’achat de titres reste compliqué. “La négociation et le règlement de titres impliquent un réseau complexe d’intermédiaires, de messages, de réconciliations et de flux monétaires (…), explique la BRI. Acheteurs et vendeurs dépendent de courtiers pour initier les transactions et de dépositaires pour régler et conserver les titres. Cette séparation entre négociation et règlement expose les parties au risque de non-livraison, pendant un cycle pouvant durer jusqu’à deux jours ouvrés.”

Si ces titres étaient tokenisés, ils seraient négociés dans la seconde, sans passer par ces intermédiaires, réduisant le temps de transaction, le risque de contrepartie et les frais. “Avec près de 80.000 milliards de dollars d’obligations d’État en circulation, même des gains modestes d’efficacité pourraient générer des avantages significatifs”, ajoute la BRI.

Pas étonnant, dès lors, que les grands de la finance mondiale salivent à l’idée de pouvoir échanger plus facilement, moins cher et sans intermédiaire des masses d’actifs. Larry Fink, PDG de BlackRock, la plus grande société de gestion d’actifs au monde, considère la tokenisation comme la prochaine révolution financière. Il estime que les blockchains permissionnées (contrôlées) et la tokenisation des actions et obligations offrent des “applications excitantes”.

La tokenisation des actions et obligations offrent des applications excitantes.

Des risques aussi

Tout cela est donc bien beau, mais dans la pratique, la tokenisation n’est pas non plus sans risques. Si l’on devait émettre des jetons pour l’ensemble des valeurs financières, on se trouverait devant de grands problèmes : il faudrait unifier les divers registres qui permettent aujourd’hui ces échanges de tokens, il faudrait organiser l’interopérabilité entre ce registre unifié et le système actuel, qui devrait continuer à exister d’une manière ou d’une autre puisque les tokens ne sont que des représentations, et les actifs réels doivent continuer à exister quelque part. Il faudrait lever des incertitudes juridiques, assurer une gouvernance sans faille des données, réduire au maximum les risques technologiques, et assurer quand même la traçabilité et le contrôle des transaction, afin d’éviter, comme c’est aujourd’hui le cas, que les tokens ne soient aussi des machines à blanchir.

Et puis, un des grands problèmes pour les détenteurs de tokens, comme pour ceux d’autres crypto-actifs, consiste à s’assurer qu’ils stockent leurs actifs dans un portefeuille numérique suffisamment sûr et qu’ils les confient à une plateforme d’échange fiable. Car il faut quand même passer par des intermédiaires. Et l’on ne parle même pas du défi environnemental que représente la tokenisation des 270.000 milliards de dollars d’obligations et d’actions existant dans le monde.

Le processus est toutefois en marche. À côté de multiples initiatives privées, sept grandes banques centrales (la BCE en fait partie) et une quarantaine de grandes banques privées ont ainsi lancé un projet, Agora, qui permet à une banque d’avoir des dépôts tokenisés pour faciliter les transactions en devises. “Le projet a terminé sa phase conceptuelle et entre désormais dans la phase de développement de prototype”, précise la BRI.

Pleins feux sur les “stablecoins”

Cependant, les tokens qui polarisent l’attention sont les stablecoins. Pour le public, détenir des stablecoins peut se révéler intéressant si l’on désire transférer des actifs au loin, dans des pays non bancarisés, ou si l’on recherche un certain anonymat. Mais à l’avenir, les stablecoins pourraient séduire des sociétés, comme des chaînes de distribution qui pourraient associer des avantages à leurs clients s’ils paient leurs produits avec leurs stablecoins.

Car pour les émetteurs, les stablecoins sont un business juteux. Ils vendent leurs jetons au public, et avec ce montant, ils achètent des obligations d’État, dont ils se réservent les intérêts. Si en Europe, la législation freine ce type d’activités, elle devrait se développer aux États-Unis car, voici quelques jours, le Congrès américain leur a donné un sérieux coup de pouce en votant le Genius Act. Cette loi permet à des entités variées – des banques commerciales, mais aussi des entreprises non bancaires comme Walmart ou Amazon – de participer à cette martingale, en ne supportant que peu de réglementations.

Un coup de fouet américain pas innocent

Ce coup de fouet américain au secteur n’est pas innocent. Malgré l’inquiétude sur la hauteur de la dette américaine et malgré la faiblesse du dollar, les stablecoins devraient en effet permettre au billet vert de continuer à assurer sa suprématie, et aux États-Unis de continuer à trouver des acheteurs, nationaux et internationaux, pour ses obligations. Puisque chaque stablecoin émis doit être supporté par un actif en dollar (essentiellement des certificats du Trésor) de même valeur, si Google, Amazon, X, Meta/Facebook, Apple ou autres émettent chacun leurs stablecoins, cela soutiendrait le dollar et ferait baisser les taux sur la dette américaine.

Avec une capitalisation de près de 250 milliards, les stablecoins en dollars se trouvent déjà dans le top 15 des acheteurs de dette américaine au niveau mondial, aux côtés du Brésil, de la Norvège ou de Hong Kong. Face à cela, les 350 millions de stablecoins en euros ne font pas le poids.

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