Intel : le déclin d’un géant
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Longtemps leader incontesté de l’industrie des semi-conducteurs, Intel traverse aujourd’hui une crise profonde, marquée par une série d’erreurs stratégiques, une perte de compétitivité et une défiance croissante des investisseurs. Il pourrait renaître via une scission stratégique.
Malgré les efforts et les subventions destinés à redresser la situation, le groupe Intel peine à retrouver son lustre d’antan. Star déchue des semi-conducteurs, Intel attire aujourd’hui les convoitises. L’hypothèse d’un démantèlement est de plus en plus évoquée.
Trois virages stratégiques manqués
Le déclin d’Intel s’explique en grande partie par trois opportunités ratées qui ont permis à de nouveaux acteurs de s’imposer.
Le premier est l’échec sur le marché du mobile. Face à des concurrents comme Qualcomm, qui ont su imposer des puces plus économes en énergie, Intel n’a jamais réussi à se faire une place significative dans ce secteur devenu stratégique. Le second est une dépendance coûteuse à la fabrication interne. Contrairement à Nvidia et Qualcomm, qui conçoivent leurs puces mais externalisent leur production à des fonderies comme TSMC, Intel a persisté dans son modèle intégré, gourmand en capitaux. Résultat ? TSMC est aujourd’hui le leader incontesté des technologies de gravure avancées. Le troisième est son retard sur l’intelligence artificielle. L’émergence de l’IA générative a bouleversé le marché des semi-conducteurs. Nvidia, en misant sur des Graphics Processing Unit (GPU) performants pour l’IA, a capté la quasi-totalité de la demande des géants du numérique, laissant Intel en retrait sur ce segment en pleine explosion.
Un modèle en perte de vitesse
Sous la direction de Pat Gelsinger, Intel avait lancé une vaste réorganisation en 2021 et tenté de combler son retard en lançant un plan d’investissement soutenu par des subventions publiques. Le groupe a ainsi levé des milliards de dollars pour construire de nouvelles usines aux États-Unis et en Europe, dans l’espoir de réduire la dépendance occidentale aux puces asiatiques. Cependant, ces efforts ont coïncidé avec une chute de la demande de PC et une pression croissante sur les marges, entraînant une perte de 1,5 milliard de dollars au dernier trimestre de 2024. De plus, Intel a confirmé qu’aucune nouvelle génération de processeurs desktop ne serait lancée en 2025, reportant ses innovations à 2026. Une annonce qui alimente encore davantage le scepticisme quant à sa capacité à rebondir.
Pour tenter d’endiguer la crise, la société de Santa Clara, dans la Silicon Valley, a lancé l’année dernière un plan d’économies de 100 milliards de dollars sur plusieurs années, incluant la suppression de 15 000 emplois (soit 15 % de ses effectifs). Un pari risqué, alors que le groupe doit continuer d’investir massivement dans l’innovation pour rester compétitif. Intel aura aussi perdu sa place au sein du célèbre indice Dow Jones (remplacé par Nvidia). Dans la foulée, Pat Gelsinger, son directeur général, sera congédié en décembre 2024. On lui reprochera la lenteur de la mise en œuvre de sa stratégie de redressement. David Zinsner et Michelle Johnston Holthaus seront nommés co-PDG par intérim, le temps qu’un successeur permanent soit désigné.
Intel pourrait-il renaître grâce à une scission stratégique ?
Malgré une année 2024 marquée par un plongeon de 57 % de son action, Intel rebondit néanmoins en ce début d’année. La semaine dernière, le titre a déjà gagné 6 % après que JD Vance, le vice-président américain, a affirmé que les États-Unis protégeraient les technologies d’IA contre les adversaires étrangers et encourageraient la fabrication de puces IA sur le sol américain.
En septembre, CNBC avait révélé que Qualcomm avait approché Intel pour une potentielle acquisition, mais aucune suite concrète n’avait été donnée. Un scénario de scission – en séparant la conception et la fabrication – à l’image de ce qu’a fait AMD en se détachant de GlobalFoundries semble de plus en plus probable.
Une théorie qui a repris du poil de la bête cette semaine avec les révélations du Wall Street Journal mardi sur un éventuel démantèlement du groupe. Broadcom et Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) envisageraient des offres séparées qui pourraient aboutir à une scission du fabricant de semi-conducteurs en difficulté. Toujours selon le Wall Street Journal, Broadcom s’intéresserait à la division conception et marketing de puces d’Intel, tandis que TSMC pourrait prendre une participation dans ses usines ou même en prendre le contrôle total.
Aujourd’hui, Intel est valorisé autour de 100 milliards de dollars, un effondrement de 65 % en cinq ans. Mais selon Evercore, en analysant chaque division indépendamment, le groupe pourrait atteindre une valorisation entre 167 et 237 milliards de dollars. Un chiffre alléchant pour les actionnaires et qui pourrait pousser l’icône technologique à sauter le pas. Reste à savoir si cette transformation sera un coup de génie stratégique ou un pari trop risqué pour être mené à bien. Si l’opération semble séduisante sur le papier, plusieurs défis pourraient freiner cette transformation. Car le sort d’Intel ne se joue pas seulement en Bourse, mais aussi sur la scène géopolitique et industrielle.
Entre régulations et lois antitrust, un parcours semé d’embûches
Un tel démantèlement nécessiterait l’approbation des régulateurs américains, européens et chinois. Rien ne garantit que ce feu vert sera accordé. La Chine pourrait s’opposer à une transaction qui renforcerait l’hégémonie américaine sur le secteur des semi-conducteurs. De plus, un rachat par Broadcom ou TSMC pourrait soulever des inquiétudes antitrust, risquant de créer un déséquilibre concurrentiel.
Intel bénéficie également d’importants financements publics via le CHIPS Act, qui impose que l’entreprise conserve plus de 50 % de la propriété de ses fonderies. Toute prise de contrôle par TSMC pourrait être bloquée pour des raisons de sécurité nationale, notamment en raison des liens étroits d’Intel avec le Département de la Défense américain. Intel a reçu 3 milliards de dollars du gouvernement américain en 2024 pour produire des puces destinées à l’armée. Sa santé financière et stratégique est donc cruciale pour l’industrie américaine des semi-conducteurs.
Il y a, et c’est peut-être le plus gros problème d’Intel, la rentabilité des fonderies. En 2024, Intel Foundry Services a enregistré une perte opérationnelle de 76 %, un chiffre alarmant qui contraste fortement avec la marge bénéficiaire confortable de 45 % affichée par TSMC. Ce gouffre financier illustre les difficultés d’Intel à concurrencer les géants du secteur des semi-conducteurs, en raison notamment de coûts de production élevés, d’un manque d’économies d’échelle et de retards technologiques.
Un autre frein important réside dans la rigidité des infrastructures d’Intel. Historiquement, l’entreprise a conçu ses usines pour fabriquer des processeurs basés sur l’architecture x86, qui équipe principalement les PC et les serveurs. Contrairement à TSMC ou Samsung, dont les fonderies sont optimisées pour produire une large gamme de puces – y compris des SoC (systèmes sur puce) pour smartphones et des accélérateurs d’intelligence artificielle – Intel peine à adapter ses équipements à des conceptions plus diversifiées. Cette spécialisation limite considérablement sa flexibilité et rend plus complexe l’accueil de clients externes au sein de son activité de sous-traitance, un axe pourtant essentiel de sa stratégie de redressement.
Des investissements massifs
Transformer ces usines en structures compétitives nécessiterait des investissements massifs, estimés à plusieurs dizaines de milliards de dollars. Il faudrait non seulement moderniser les équipements pour les aligner sur les standards de gravure avancée de 3 nm et au-delà, mais aussi recruter et former des ingénieurs capables de gérer cette transition. De plus, cette transformation impliquerait de sécuriser des contrats avec de grands clients – comme Apple, Nvidia ou Qualcomm – qui, pour l’instant, préfèrent se tourner vers des acteurs plus établis comme TSMC. En somme, si Intel souhaite tirer parti d’une éventuelle scission pour revitaliser son activité de fonderie, il devra relever plusieurs défis de taille : réduire ses pertes, améliorer l’efficacité de ses usines et convaincre le marché de sa capacité à rivaliser avec les leaders du secteur.
Enfin, si l’annonce d’une potentielle scission a temporairement dopé le cours de l’action, la perspective d’un tel bouleversement pourrait provoquer une volatilité accrue sur les marchés. La confiance des investisseurs, déjà ébranlée après l’éviction du CEO Pat Gelsinger en décembre, reste fragile. Et entre les régulations, les risques industriels et les tensions géopolitiques, la route à parcourir avant que cette scission ne se concrétise reste longue. Trop longue ?
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