Ferrari freine pour rester devant : le pari du temps long

Benedetto Vigna, le patron de Ferrari, assume une stratégie qui va à contre-courant d’un monde financier où la patience est devenue suspecte. © Getty Images
Amid Faljaoui

Alors que la Bourse a sanctionné violemment la prudence du constructeur italien, la marque au cheval cabré défend une autre forme de performance : celle du temps long. Derrière la chute spectaculaire de 15% du titre, c’est une question essentielle qui se pose : dans un monde obsédé par la croissance immédiate, la lenteur peut-elle encore être une stratégie rentable ?

À Maranello, on n’a jamais confondu vitesse et précipitation. La maxime latine Festina lente, qu’on pourrait traduire en français par “Hâte-toi lentement” a résonné comme un mantra lors de la journée investisseurs organisée la semaine dernière dans le fief de la marque au cheval cabré. Benedetto Vigna, le patron de Ferrari, a dû la répéter à plusieurs reprises, tant les actionnaires semblaient impatients d’entendre le rugissement d’un moteur plus ambitieux. Mais au lieu d’avoir droit à un coup d’accélérateur, ils ont eu droit à un coup de frein moteur : une croissance moyenne du chiffre d’affaires de 5% par an d’ici 2030, au lieu des 15% escomptés. Pourtant, la marge opérationnelle reste stable, autour de 30%.

Le marché sanctionne la lenteur

La réaction des marchés à ces annonces fut immédiate. Le titre Ferrari a dévissé de 15%, soit sa plus forte chute depuis son introduction en Bourse en 2016. En soi, c’est un paradoxe. Quelle est la raison de ce désaveu boursier ? En effet, la marque transalpine affiche une rentabilité exceptionnelle : 30%, alors qu’en 2025, Porsche doit se contenter de 5,5%. Mais Ferrari se fait punir pour ne pas en promettre davantage. À croire, comme le résumait un analyste financier, que “le marché avait intégré une perfection éternelle”. Ajoutons aussi que derrière cette correction se cache moins un doute sur les fondamentaux qu’une frustration typique de l’époque actuelle où des investisseurs ne cessent d’exiger une accélération permanente, y compris de la part d’une entreprise déjà hors normes.

La rareté comme religion

Chez Ferrari, la direction a conscience que la croissance ne se mesure pas en volumes, mais en désir. D’ailleurs, le carnet de commandes de l’entreprise de Maranello est plein jusqu’en 2027. Et pourtant, Benedetto Vigna refuse obstinément de produire davantage, alors qu’en pratique, il pourrait doubler la production sans difficulté. En restant sur le frein, le CEO applique à la lettre le précepte du fondateur de la marque au cheval cabré, Enzo Ferrari : “Nous vendrons toujours une voiture de moins que ce que demande le marché”.

Mais attention, cette discipline n’est pas qu’un slogan : elle constitue la clé de voûte du modèle économique. En limitant la production, Ferrari entretient la valeur de revente des véhicules d’occasion. Elle nourrit ainsi la perception d’exclusivité. Saviez-vous que près de 90% des 330.000 voitures sorties de l’usine de Maranello depuis 1947 sont encore en circulation sur les routes aujourd’hui ? C’est un record dans l’industrie automobile. Et à ce titre, Ferrari n’est donc pas un achat, mais un actif. C’est un objet de désir qui ne se déprécie pas.

Et c’est cette rareté assumée qui permet à la marque d’atteindre des marges dignes de celles d’Hermès ou de Louis Vuitton. D’ailleurs, la marque automobile italienne reprend tous les codes du monde du luxe : elle joue à fond la carte du désir, et donc de la rareté. Mais cette stratégie, bien que payante, frustre des marchés financiers programmés pour confondre puissance et expansion. Et au final, Ferrari leur oppose une autre logique qu’ils peinent à comprendre : celle du luxe comme limitation volontaire.

Ferrari frustre des marchés financiers programmés pour confondre puissance et expansion en leur opposant la logique du luxe comme limitation volontaire.

L’électrique, sans trahir l’âme

Le deuxième sujet de crispation des analystes financiers vient de la stratégie électrique. En 2022, Ferrari ambitionnait de réaliser 40% de ses ventes en 100% électrique, d’ici 2030. L’objectif est désormais revu à la baisse : ce sera 20% seulement ! En effet, la marque veut ménager ses puristes, pour qui le bruit d’un V12 n’est pas une option technique, mais une émotion existentielle.

À ce propos, le futur modèle Elettrica, attendu en 2026, devra relever un défi inédit : faire vibrer sans rugir. Benedetto Vigna et ses ingénieurs travaillent donc à une sonorité propre aux moteurs électriques de Maranello, “un son qui ne mime pas, mais incarne la performance silencieuse”. La marque au cheval cabré se sait attendue au tournant : elle ne peut se permettre ni la nostalgie ni la trahison. Le pari consiste à électrifier l’expérience sans anesthésier la passion.

La philosophie du temps long

Ce refus d’accélérer à tout prix traduit une vision presque aristocratique du capitalisme. “Nous ne gérons pas une entreprise à la vitesse d’un 100 mètres, mais à celle qui permet de boucler un marathon”, explique Benedetto Vigna. Un discours qui va à contre-courant d’un monde financier où la patience est devenue suspecte. Car Ferrari raisonne en décennies, pas en trimestres. Lorsqu’elle s’est introduite en Bourse en 2016, beaucoup doutaient de la pérennité d’un modèle fondé sur la rareté.

Mais neuf ans plus tard, sa capitalisation atteint 64 milliards d’euros, soit plus de deux fois et demie celle du groupe Stellantis, pourtant 20 fois plus gros en volume. Et cerise sur le gâteau, chaque objectif annoncé par Ferrari depuis 2016 a été atteint, souvent avec un an d’avance. Dans cette perspective, la récente “chute” boursière ressemble moins à un accident qu’à une purge symbolique : la Bourse sanctionne une patience qu’elle ne comprend plus.

Une marque qui “éduque” au risque de se figer

Ferrari ne cherche pas à plaire à tous. “Nous n’exploitons pas des opportunités à court terme, nous éduquons le marché”, résume un dirigeant. Cette phrase résume toute la philosophie du constructeur : là où la plupart des entreprises s’adaptent à la demande, Ferrari façonne la sienne. Cette verticalité assumée − presque autoritaire − fait aussi sa force : elle transforme chaque client en membre d’un club restreint et chaque voiture en rite d’appartenance.

Reste que cette stratégie du contrôle comporte un risque : celui de se figer dans la légende. La rareté protège, mais elle isole aussi. À trop vouloir préserver son mythe, Ferrari pourrait devenir une sorte de “Harley-Davidson de luxe” : vénérée, mais déconnectée. Les jeunes générations de clients fortunés se tournent déjà vers d’autres symboles − technologie, durabilité, art expérientiel − qui ne parlent plus la langue du V12.

Benedetto Vigna en a conscience. Ancien ingénieur du semi-conducteur, il sait que l’innovation ne se résume pas à la performance mécanique. Le défi des 10 prochaines années sera donc double : conserver la magie du passé, tout en inventant une émotion électrique crédible. Ferrari joue moins sa rentabilité que sa pertinence culturelle.

Une leçon de capitalisme tempéré

La “chute” de l’action Ferrari est plus une leçon de résistance qu’un signal de faiblesse. Dans un monde où la vitesse est devenue la norme, le constructeur italien rappelle que la rareté, la lenteur et la cohérence peuvent encore battre la Bourse à long terme. C’est le contre-modèle d’une entreprise qui ose ralentir pour durer.

Et si, finalement, la plus belle innovation de Ferrari n’était pas technique, mais philosophique ? Nous rappeler que le luxe, ce n’est pas d’aller plus vite que les autres, mais de savoir quand ralentir.

Suivez Trends-Tendances sur Facebook, Instagram, LinkedIn et Bluesky pour rester informé(e) des dernières tendances économiques, financières et entrepreneuriales.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire