La puissance des données: comment Palantir tient Washington et Wall Street sous son emprise

© getty

Palantir Technologies s’est imposée ces dernières années comme l’une des entreprises technologiques les plus marquantes en bourse.

Son nom, “Palantir”, est inspiré des “pierres de vision” du Seigneur des Anneaux, qui permettent de voir l’avenir lointain – une métaphore appropriée pour l’analyse avancée des données que propose l’entreprise. Mais derrière des chiffres impressionnants et des promesses technologiques se cachent des enjeux complexes de géopolitique, de respect de la vie privée et de liens étroits avec le gouvernement américain.

Palantir (PLTR sur le Nasdaq) est spécialisée dans l’intégration et l’analyse de données et propose deux produits principaux :

  • Gotham : une plateforme destinée aux agences gouvernementales, notamment dans la défense et le renseignement. Elle aide à traiter et analyser d’énormes volumes de données pour faciliter les décisions stratégiques, comme la lutte contre la criminalité et le terrorisme.
  • Foundry : un outil destiné aux entreprises, visant à améliorer la collaboration et le traitement des données.  Cette plateforme permet d’intégrer des informations issues de différentes sources et d’en extraire des insights exploitables pour optimiser l’efficacité opérationnelle.

Ces technologies permettent aux gouvernements et aux entreprises d’identifier des schémas complexes et d’affiner leur prise de décision. L’entreprise collabore avec des agences telles que la CIA, le Pentagone et l’agence américaine d’immigration (ICE), ce qui suscite à la fois admiration et critiques. L’un des contrats les plus notables est celui avec l’armée américaine, où Palantir a décroché des contrats de plusieurs milliards de dollars. Depuis 2009, l’entreprise a remporté plus de 2,7 milliards de dollars de contrats gouvernementaux américains, dont plus de 1,3 milliard en provenance du Pentagone.

L’or des temps modernes : les données

“Les entreprises prennent de plus en plus conscience que les données sont le nouveau pétrole et investissent massivement dans leur collecte et leur analyse”, explique Siddy Jobe, spécialiste tech chez Econopolis. “Mais une fois qu’elles possèdent d’énormes quantités de données, elles doivent les exploiter intelligemment. Il ne suffit pas de les transformer en jolis graphiques. À un certain stade, le volume est si important que l’analyse humaine ne suffit plus. C’est là qu’intervient l’intelligence artificielle (IA) : elle peut détecter des motifs, structurer les données et établir des liens autrement invisibles. Palantir est précisément positionnée sur ce créneau.”

Une entreprise controversée

Fondée en 2003 dans le sillage du 11 septembre, Palantir avait pour mission initiale d’utiliser l’analyse avancée de données pour assurer la sécurité nationale. L’entreprise est réputée pour sa culture ultra-secrète et ses liens étroits avec les services de renseignement américains. Son premier investisseur fut In-Q-Tel, le fonds de capital-risque de la CIA. Depuis, les relations entre Palantir et les agences gouvernementales américaines n’ont cessé de se renforcer.

Ses détracteurs dénoncent un manque de transparence sur ses technologies et sur la nature des données collectées et exploitées. Son logiciel est notamment utilisé pour le predictive policing, une méthode qui anticipe les crimes et identifie les suspects potentiels sur la base de données. Cela soulève des préoccupations éthiques et juridiques sur la vie privée et la discrimination.

“Palantir a d’abord misé sur les agences gouvernementales, car elles ont accès à des sources de données uniques et manipulent des informations sensibles”, explique Jobe. “Cela soulève inévitablement des questions sur la confidentialité et l’éthique. Quels types de données sont collectés et comment sont-ils utilisés ? Cela reste une zone grise.”

Outre les États-Unis, le Royaume-Uni est un marché clé pour Palantir. Depuis 2019, l’entreprise y a décroché des contrats totalisant 376 millions de livres, notamment un accord controversé avec le NHS pour la gestion des données de patients. Si les partisans y voient une amélioration de l’efficacité, les critiques s’inquiètent des atteintes à la vie privée et de la domination d’une entreprise américaine sur des infrastructures britanniques essentielles.

Mafia PayPal et l’empreinte de Peter Thiel

L’un des architectes les plus influents de Palantir est son cofondateur Peter Thiel. Fort de sa fortune bâtie avec PayPal et en tant qu’investisseur précoce de Facebook, Thiel est connu pour ses convictions libertariennes et conservatrices. Il est un généreux donateur des campagnes républicaines et son influence s’étend aux plus hautes sphères politiques : l’actuel vice-président américain J.D. Vance a travaillé pour lui et a été activement soutenu par Thiel dans sa carrière politique.

Thiel fait partie de la célèbre “mafia PayPal”, aux côtés d’Elon Musk, Reid Hoffman et David Sacks. Ce groupe d’anciens dirigeants de PayPal, après la revente de l’entreprise à eBay en 2002, est devenu l’un des cercles les plus puissants de la Silicon Valley. D’après Jimmy Soni, auteur de The Founders, ces figures ne se contentent pas d’investir dans la tech : elles façonnent aussi les orientations politiques et sociétales. Thiel ne cache d’ailleurs pas son intention d’utiliser son influence pour peser sur les agendas technologique et politique.

Le parfois excentrique PDG de Palantir, Alex Karp, défend la mission de l’entreprise en critiquant les géants de la tech qui collaborent avec la Chine. Il présente Palantir comme un bastion des valeurs occidentales et insiste sur l’importance de la technologie avancée pour la défense et la sécurité nationale. Politiquement opportuniste, il a soutenu la campagne démocrate de Kamala Harris mais profite aujourd’hui du retour des Républicains au pouvoir.

Un titre en plein essor… mais jusqu’à quand ?

Après plusieurs années de performances boursières mitigées, Palantir connaît une ascension fulgurante. Au quatrième trimestre 2024, l’entreprise a enregistré un chiffre d’affaires de 828 millions de dollars, en hausse de 36 % sur un an et au-delà des prévisions. Les contrats gouvernementaux américains ont progressé de 45 %, générant 343 millions de dollars de revenus, tandis que le segment commercial a augmenté de 64 %, atteignant 214 millions de dollars. La base de clients a augmenté de 43 %.

La Belge Charlotte Van Brabander, finfluenceuse, a su tirer profit de cette flambée. “J’ai pris de gros bénéfices en privé, car ma position avait bondi de plus de 800 %. J’en garde une petite partie, fidèle au principe de laisser courir les gagnants”, explique-t-elle. Selon elle, la hausse du titre résulte de plusieurs facteurs convergents : la montée en puissance de l’IA et des semi-conducteurs, l’augmentation des dépenses militaires sous Trump et la croissance du segment commercial de Palantir.

Palantir est en concurrence avec des entreprises comme Snowflake et Databricks, qui sont également actives dans l’intégration de données et la structuration de données non structurées. « Databricks n’est pas encore cotée en bourse, mais cela devrait probablement arriver bientôt », déclare Jobe. « Comparé à ces entreprises, Palantir affiche des marges nettement plus élevées. Snowflake et Databricks se concentrent davantage sur les clients commerciaux, tandis que Palantir possède une forte position dans les contrats gouvernementaux. »

Un avantage unique

Cela confère à Palantir un avantage unique : « En se concentrant sur les gouvernements, Palantir a créé une niche avec moins de concurrence. Les gouvernements ne peuvent pas travailler avec n’importe quelle entreprise en raison de la sensibilité de leurs données. Cela signifie que Palantir peut demander des prix plus élevés que, par exemple, Snowflake ou Databricks. »

Cependant, Jobe émet des réserves quant à l’évaluation de l’action PLTR. « De nombreuses entreprises sous-traitent actuellement leurs projets d’IA, mais à terme, elles développeront leur propre infrastructure d’IA. C’est comparable au développement des sites web : au début, les entreprises externalisaient cette tâche, mais avec le temps, elles ont construit leurs propres infrastructures numériques en interne. Il en sera de même pour l’IA et le traitement des données. » Cela pourrait à terme exercer une pression sur les marges et la position de marché de Palantir.

Un autre point important est que Palantir rémunère partiellement ses employés avec des actions. « À court terme, cela n’a pas un impact majeur, mais à long terme, cela peut peser sur la rentabilité et le cours de l’action », explique Jobe. « Nous observons récemment des insider  sellings, soit de la vent d’action d’initié, ce qui peut indiquer que même en interne, certains estiment que l’action est surévaluée. Ce type de dynamique peut être un déclencheur d’une correction de valorisation. »

Reste à savoir si cette combinaison unique d’IA, de dépenses en défense et de connexions politiques continuera à jouer en faveur de Palantir. Le vent favorable actuel, alimenté par une conjonction de facteurs positifs, pourrait à terme se transformer en vent contraire si la dynamique du marché ou le soutien politique évolue.

Laurens Bouckaert

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content