Paul Vacca
WeWork: la raison du plus fou
C’est la part irrationnelle d’un projet qui est à même de créer la frénésie.
L’histoire de WeWork regorge d’épisodes rocambolesques qui semblent tout droit sortis de films comme le Loup de Wall Street ou American Psycho. Comme celui au cours duquel Adam Neumann, le charismatique fondateur de l’entreprise d’espaces de coworking, alors en pleine tentative d’introduction en Bourse, aurait caché à bord de son jet privé une boîte de céréales remplie de marijuana et aurait tellement fumé durant le vol que les masques à oxygène en seraient tombés. Ou comme lors d’une fête de bureau improvisée où Neumann et ses collègues, après avoir vidé de coûteuses bouteilles de tequila, les auraient projetées façon cocktail molotov contre les vitres séparant son bureau privé des bureaux destinés au public. Ou encore lors d’un autre événement lui aussi bien arrosé à la tequila, où Neumann aurait pulvérisé un extincteur entier sur John Zhao, de Hony Capital, l’un de ses investisseurs pourvoyeurs en millions de dollars, l’enfouissant sous la neige carbonique… Ou encore, cette vidéo tournée dans un club privé guindé de Hong Kong où Neumann titube en hurlant: “Nous sommes les maîtres du monde!”.
C’est la part irrationnelle d’un projet qui est à même de créer la frénésie.
Le quotidien de Neumann avait d’ailleurs des allures de fiction. De films mafieux quand il était entouré de ses investisseurs milliardaires, de ses conseillers suceurs d’honoraires qui lui disaient à tout bout de champ qu’il était un visionnaire (et de son coiffeur personnel) ; ou de films d’aventure, quand il se rendait au travail en snowboard tracté par la Jeep d’un collègue ou que son coach de surf le portait en jet-ski au coeur des meilleures vagues (lui n’avait pas le temps de pagayer comme les autres vulgaires surfeurs).
Toutefois, on peut se demander si l’épisode le plus fou à propos de WeWork n’est pas finalement sa naissance elle-même. Que des investisseurs aient pu pensé qu’un business comme la location d’espaces de bureaux allait changer le monde au point d’y engloutir des milliards apparaît en effet comme un postulat abracadabrantesque. Car par quel mystère Neumann a-t-il réussi à engloutir plus de 10 milliards de dollars – et tutoyer des sommets de valorisation atteignant 47 milliards de dollars – qui plus est auprès de bailleurs de fonds aussi chevronnés et sérieux que Benchmark Capital (qui a investi dans eBay et Instagram), la dotation de Harvard, Fidelity, Jack Ma d’Alibaba et bien sûr la SoftBank via son patron Masayoshi Son?
Bien sûr, il y a eu le moment: la décennie qui a vu naître des start-up comme Uber ou Airbnb et échapper à la pesanteur des marchés publics grâce à des investisseurs privés qui épongeaient les dettes des licornes. Il y a eu l’habillage aussi: du corporate staging (comme on parle de home staging en immobilier) où les mètres carrés brooklynisées des WeWork avec salles de méditation, tables de billard, stands veggie, arôme de cafés artisanaux donnaient aux indépendants l’impression d’être chez Google ou Facebook. Il y a eu enfin le charisme de Neumann capable de chanter à ses différents publics l’air qu’ils voulaient entendre.
Mais le moteur le plus puissant dans ce genre de frénésie, c’est plus la peur de passer à côté de quelque chose (le fameux FOMO: fear of missing out) que la foi dans le projet lui-même. Alors à ce jeu-là, les projets les plus improbables se trouvent nettement avantagés: ce n’est pas la raison du plus fort, mais du plus fou. C’est la part irrationnelle d’un projet qui est à même de créer la frénésie. Alors, il est très facile après de se moquer de l’enfumage des investisseurs. Mais lorsqu’on est pris dans cette frénésie, il devient pratiquement impossible de discerner le projet qui changera le monde de celui qui se fout de la gueule du monde.
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