Paul Vacca
Trains de vies
On ne peut pas voir l’autre, et encore moins prendre soin de lui, si l’on ne commence pas par le regarder.
Dans ces colonnes, nous nous entretenons plus souvent des moyens de communication qui véhiculent mots, images, sons, mèmes, émojis ou gifs, que de ceux qui transportent les femmes et les hommes. Pourtant, on pourrait se demander s’il n’existe pas une évolution parallèle entre ces deux moyens de communication.
Un même effet de polarisation constaté dans les médias ne se manifeste-t-il pas également dans les transports entre la première et la seconde classe, la jet-set et le low cost, les transports individuels et en commun? Une même logique de concentration aussi avec des grands groupes qui surinvestissent les grandes connexions au détriment de celles de proximité. Une même désillusion enfin avec les mêmes rêves déçus d’universalité et de fluidité.
Sans compter les effets de “bulles de filtres” sur les réseaux sociaux que nous reproduisons dans les transports avec nos ordinateurs, smartphones ou casques à isolation phonique et mentale. Des transports en commun où, pour reprendre les termes de la sociologue du MIT Sherry Turkle, nous sommes de plus en plus “seuls ensemble”.
Tous les transports? Peut-être pas. C’est ce que nous donne à penser Etre en train (éditions de l’Aube), un essai signé David Medioni, fondateur du magazine littéraire Ernest et directeur de l’Observatoire des médias à la Fondation Jean Jaurès, qui revalorise un moyen de communication: le train. A travers des instantanés de voyage, l’auteur livre une réflexion sur le chemin de fer conçu comme un moyen de communication aux deux sens du terme: pour relier les territoires mais aussi pour nous faire interagir les uns avec les autres. Un lieu humain par excellence au sein duquel toutes nos forces et nos faiblesses apparaissent concentrées dans un même espace. Un espace de fiction aussi avec ses trois unités – de lieu, de temps et d’action – habité par les échos de Marcel Proust, Michel Butor, Agatha Christie ou Jean-Philippe Blondel avec son magnifique 06h41. David Medioni nous offre en quelque sorte un voyage dans le voyage qui se lit comme autant de compartiments fictionnels et réels, malins, cocasses ou touchants. Il réenchante le voyage en train en odyssée collective quand il est devenu pour nous une Iliade où chacun se sent assiégé dans son intimité.
On ne peut pas voir l’autre, et encore moins prendre soin de lui, si l’on ne commence pas par le regarder.
Soit un exercice d’ethnologie mais aussi d’éthologie, joyeux, qui nous offre à voir ce que nous avons perdu l’habitude de voir: l’humain (et l’humour) chez notre voisin de siège. Par une réhabilitation du regard, trop souvent perçu aujourd’hui comme une intrusion, alors qu’il est la condition même du care: on ne peut pas voir l’autre, et encore moins prendre soin de lui, si l’on ne commence pas par le regarder.
Ce livre devrait inciter aussi les politiques, urbanistes et acteurs ferroviaires à repenser ce mode de transport plus humainement. Car on a l’impression que les habitacles des trains sont aujourd’hui conçus pour rivaliser en froideur avec ceux des avions et que les gares se rêvent aussi inhumaines et sans contact – autre que marchand – que les aéroports.
Mais “Etre en train” nous invite plus globalement à procéder de même avec tous les moyens de communication: médias ou transports. Prendre le temps de les considérer sous leur composante humaine. Même Twitter ou Facebook. Et restituer les vertus transitives au verbe “communiquer”: non pas “communiquer” en soi, comme un impératif intransitif de l’époque, mais “communiquer quelque chose avec quelqu’un”. Autrement dit, repenser notre embarquement sur les réseaux, qu’ils soient ferroviaires ou sociaux, pas uniquement en termes de destination, mais aussi et surtout comme un voyage.
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