Paul Vacca
TikTok au secours du livre
L’effet de TikTok sur les ventes est indéniable au point que de nombreuses librairies américaines de la chaîne Barnes & Noble dédient désormais une table pour une sélection #BookTok.
Cela ressemble à un conte de fées. Un beau matin de l’été 2020, E. Lockhart, une romancière américaine, découvre que son livre Nous les menteurs, sorti en 2014, fait un retour dans la liste des meilleures ventes du New York Times. Elle est ravie évidemment, mais un brin perplexe. Certes, son roman a rencontré un joli succès lors de sa sortie mais, six ans plus tard, ce retour de grâce reste incompréhensible. Il n’y a pas eu d’adaptation audiovisuelle comme pour Lupin ou la saga Bridgerton , Oprah Winfrey ni aucun late night show n’en ont parlé, pas plus qu’un scandale la concernant n’a éclaté sur les réseaux sociaux. Alors ce matin-là, E. Lockhart a le front soucieux. Elle est romancière et donc déteste ne pas savoir. Finalement, ce sont ses enfants qui lui livrent la clef de l’énigme: c’est grâce à TikTok.
L’effet de TikTok sur les ventes est indéniable au point que de nombreuses librairies américaines de la chaîne Barnes & Noble dédient désormais une table pour une sélection #BookTok.
Le catalyseur a été une courte vidéo postée sur le réseau social par une jeune femme d’une vingtaine d’années, visionnée plus de 5 millions de fois, où elle mime ce que la lecture de ce roman a produit en elle. Sous le hashtag au succès grandissant #BookTok, de plus en plus de jeunes TikTokers recommandent des livres en s’enregistrant au ralenti en train de lire ou en sanglotant ouvertement devant la caméra dans des postures complices de drama queen.
Qu’une application connue pour ses courtes vidéos de playback – le lip dub – de chorégraphies, de tutoriels en tout genre ou de sketchs sur la vie domestique puisse élever au rang de star une Sarah Cooper qui tournait en dérision les discours de l’ex-président des Etats-Unis ou relance une chanson des années 1970 du groupe Fleetwood Mac, ça, on le savait. Mais qu’elle soit en mesure de promouvoir un livre, on ne l’avait pas vu venir. Existe-t-il quelque chose de plus antithétique au livre que TikTok? Pourtant, l’effet sur les ventes est indéniable, au point que de nombreuses librairies américaines de la chaîne Barnes & Noble dédient désormais une table pour une sélection #BookTok, ce qu’elles n’ont jamais fait pour Twitter ni Instagram.
De fait, les réseaux sociaux entretiennent un rapport ambivalent avec le livre. A priori, ils en sont les répulsifs majeurs puisqu’ils captent notre temps d’attention au détriment du temps long de la lecture. Mais chaque réseau, à sa façon, lui fait aussi la courte échelle: Instagram en sublimant les couvertures d’ouvrages et les bibliothèques comme des éléments esthétiques ; Facebook en fédérant des clubs de lectures ; Twitter par la prescription via avec son #VendrediLecture ; ou YouTube avec ses influenceurs littéraires, les booktubeurs… Or, cela reste globalement une approche superficielle où le livre sert de faire- valoir identitaire et statutaire.
TikTok, qui est le moins littéraire des réseaux (puisque tout passe par la vidéo et très peu par le texte), possède paradoxalement quelque chose de bien plus puissant. Sans se soucier de l’identitaire (nous avons noté dans une chronique précédente à quel point TikTok était “existentialiste” contrairement aux autres réseaux “essentialistes”), il parvient à restituer l’effet de la lecture dans son émotion brute non distanciée.
On pourra se gausser du champ lexical réduit de ces mini-critiques. On est en effet aux antipodes du salon littéraire lancé par Chanel. Mais ces critiques, en racontant sans intellectualisme l’effet que produit la lecture, ont à leur tour un effet bien plus efficace pour la promotion de la lecture.
Peut-être un jour ces jeunes recrues littéraires parleront-elles de façon aussi passionnée du Werther de Goethe ou du monologue de Molly Bloom dans l’ Ulysse de James Joyce? En attendant, que la lecture soit promue au rang des émotions est déjà en soi une très bonne nouvelle.
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