Y a-t-il une bulle de l’IA ?

SAM ALTMAN. S’il parle d’une bulle, les marchés deviennent nerveux. © Getty Images
Sebastien Marien Stagiair Data News 

Avec le succès de la big tech à Wall Street, les investisseurs craignent de plus en plus que tout ce qui a trait à l’intelligence artificielle soit surévalué en Bourse. Devons-nous craindre que la bulle de l’IA éclate à tout moment, comme cela s’est produit il y a un quart de siècle avec le krach internet ?

“Il est question d’une bulle quand des gens intelligents deviennent surexcités à propos de quelque chose qui contient bien un noyau de vérité”, telle est la définition d’une bulle selon Sam Altman, le CEO d’OpenAI. “Sommes-nous dans une phase où les investisseurs sont surexcités à propos de l’intelligence artificielle ? Selon moi, oui. L’IA est-elle la chose la plus importante qui s’est produite depuis longtemps ? C’est aussi vrai, je trouve.”

OpenAI, le leader mondial du marché en IA générative, mène des discussions à propos d’une nouvelle vente d’actions de collaborateurs et d’anciens collaborateurs. Cet accord évalue OpenAI à 500 milliards de dollars, contre seulement 300 milliards de dollars lors d’un accord en mars de cette année. Après chaque tour de financement, la valeur d’OpenAI grimpe de dizaines de milliards. Si Altman évoque une bulle, les marchés deviennent nerveux. Le CEO a toutefois bien confirmé qu’OpenAI “dépensera dans un avenir proche des milliards de dollars pour la construction de centres de données”. Selon lui, des milliards de personnes parleront bientôt avec ChatGPT.

Parti en fumée

“Je me souviens bien quand la bulle internet a éclaté, raconte Wim Lewi, head of research chez KBC Securities. Des entreprises américaines investissaient des milliards dans l’infrastructure, parce qu’elles croyaient au potentiel économique d’internet. Quiconque écrivant ‘.com’ sur une boîte en carton pouvait récolter un milliard auprès des investisseurs. Mais ces entreprises réalisaient à peine du chiffre d’affaires.”

Au sommet de la vague internet, en mars 2000, les entreprises technologiques représentaient 27% de la valeur du S&P 500. Le top 10 de l’indice vedette américain se composait de cinq entreprises technologiques : Intel, Cisco, Microsoft, Oracle et IBM. Cinq ans plus tard, seules Microsoft et Intel subsistaient. “Le Nasdaq a culminé autour de 5.000 points. Nous avions parié que l’indice atteindrait 5.500 points d’ici la fin de l’année 2000, raconte Wim Lewi. Mais la valeur allait, dans les deux ans, descendre vers 1.000 points. J’ai demandé à mon patron chez CSFB : ‘Où est passé tout cet argent ?’ Il a répondu : ‘Parti en fumée.’”

La big tech plus forte

Aujourd’hui, la tech représente 40% de la valeur du S&P 500. Berkshire Hathaway et JPMorgan Chase ferment le top 10 comme seules entreprises non technologiques. La bulle est-elle donc plus grande qu’il y a un quart de siècle ? Siddy Jobe, portfoliomanager chez Econopolis, pense que non. Selon lui, la Bourse américaine est maintenant bien plus saine qu’alors.

“Actuellement, les hyperscalers sont le moteur principal de la Bourse, précise Siddy Jobe. Ensemble, ils investissent cette année plus de 400 milliards de dollars. C’est un quart de plus que ce qui était attendu au début de l’année. La grande différence avec l’année 2000 est que ces entreprises peuvent assumer de tels investissements. Leur chiffre d’affaires croît chaque année de plus de 10 % et elles ont une activité stable.” Ainsi, Meta et Alphabet sont des leaders sur le marché de la publicité digitale. Microsoft est spécialisé dans le cloud et les logiciels d’entreprise et Amazon offre aussi des logiciels cloud à côté de l’e-commerce.

Il existe trois types d’entreprises IA

• Les entreprises de puces comme Nvidia, AMD et Broadcom qui livrent les semi-conducteurs nécessaires pour l’infrastructure des centres de données.
• Les hyperscalers comme Google, Amazon, OpenAI et Microsoft qui investissent des dizaines de milliards dans la construction de centres de données, et offrent des services cloud et IA.
• Et enfin, les entreprises de toutes sortes qui prennent les services des hyperscalers. Elles sont actives dans différents secteurs, de la pharma au retail, en passant par le conseil. Elles créent des outils IA spécialisés pour devenir plus performantes.

“Il est incorrect de voir une surchauffe dans chaque vague technologique, estime Siddy Jobe. Avant le rallye IA, il y a eu l’essor de la technologie cloud, qui demandait aussi de grands investissements. Il y avait là aussi beaucoup de préoccupations, mais le cloud s’est justement révélé très rentable. Aujourd’hui les investisseurs ne considèrent plus les années 2007 jusqu’à 2012 comme une période de surinvestissements.”

Emprunter pour investir

Si l’activité traditionnelle des hyperscalers est mise en danger, ou si leurs flux de trésorerie ne couvrent plus les investissements, notamment dans les centres de données et qu’ils doivent contracter des dettes pour cela, alors seulement Siddy Jobe s’inquiétera. En juin, il est apparu que Meta prévoyait d’emprunter 26 milliards de dollars auprès d’investisseurs privés pour la construction de centres de données aux États-Unis. Le financement se fait via un special purpose vehicle (SPV), une entreprise spécialement créée pour garder les dettes hors de la comptabilité de Meta.

“Cette année, Meta investit 80 milliards de dollars dans l’IA, souligne Wim Lewi. C’est plus que le bénéfice annuel, qui s’élevait l’année dernière à 62 milliards de dollars. Meta fait cela en sachant que cet investissement rapportera plus tard, mais le CEO Mark Zuckerberg s’est aussi déjà trompé avec le metaverse. Je ne nie pas que l’IA devient un grand marché, mais je ne crois pas que chaque entreprise big tech sortira gagnant de cette course. Il n’y a généralement qu’un seul gagnant, et donc de grands acteurs couleront. Aujourd’hui, toutes les entreprises IA sont valorisées comme des gagnantes. C’est un drapeau rouge et un parallèle avec la bulle internet.”

“Il n’y a généralement qu’un seul gagnant, et donc de grands acteurs couleront. Aujourd’hui, toutes les entreprises IA sont valorisées comme des gagnantes.” – Wim Lewi (KBC Securities)

La plus grande entreprise

Wim Lewi s’interroge aussi sur la valeur boursière de Nvidia. Le leader du marché dans les puces pour centres de données est devenu en juillet la plus grande entreprise du monde, avec une valeur boursière de 4.300 milliards de dollars.

“L’action se négocie à environ 56 fois le bénéfice historique. Cela semble raisonnablement proportionné à la croissance, mais c’est trompeur. Il viendra un moment où les commandes dans l’infrastructure diminueront, exactement comme ce fut le cas avec la bulle internet. Avec une juste valorisation boursière de Nvidia qui équivaut à 10 fois le chiffre d’affaires, cela signifierait que l’entreprise devrait continuer à vendre chaque année pour 430 milliards de dollars.”

Selon une prévision de Bloomberg, le chiffre d’affaires de Nvidia cette année sera de 130 milliards de dollars. Ce serait plus qu’un doublement par rapport aux 61 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2024. Siddy Jobe ne s’inquiète pas pour la valorisation de Nvidia en raison de cette croissance solide.

“Des entreprises comme Microsoft, Alphabet et Amazon communiquent de manière très transparente sur leur carnet de commandes et les contrats en cours avec les clients. Cela leur permet de conclure des contrats à long terme avec Nvidia, ce qui donne à celle-ci la certitude de pouvoir continuer à innover et investir. Je ne vois donc pas de bulle sur le marché des semi-conducteurs.”

NVIDIA. Il viendra un moment où les commandes dans l’infrastructure diminueront. © Getty Images

Valorisation des entreprises de logiciels

Siddy Jobe n’exclut toutefois pas une bulle à long terme. Si cela devait arriver, il s’attendrait d’abord à des problèmes chez les milliers de nouvelles entreprises qui sont clientes d’OpenAI, Alphabet et Microsoft. “Ce seront des entreprises de divers secteurs. Une perturbation grave dans un secteur ne mettrait pas nécessairement en danger les hyperscalers. Ce n’est que si plusieurs secteurs chaviraient en même temps que cela pourrait réellement causer des problèmes pour les grands acteurs.”

Notre interlocuteur s’inquiéterait aussi si ces petites entreprises obtenaient soudain une valorisation excessivement élevée, comme c’est maintenant le cas avec Palantir. Cette société fournit des logiciels pour l’analyse big data sur la base de l’IA. Grâce aux contrats de plusieurs milliards avec le ministère américain de la Défense, la valorisation a grimpé jusqu’à plus de 500 fois le bénéfice. “Si je voyais 20 ou 30 Palantir, je m’inquiéterais d’une bulle. Mais ce n’est pas le cas actuellement”, indique Siddy Jobe.

Wim Lewi voit bien des raisons de s’inquiéter au sujet des nouvelles entreprises IA. Il cite CoreWeave comme exemple, un exploitant de centres de données dans lequel Nvidia investit. Un bénéfice est attendu pour la première fois en 2027. L’action a grimpé de plus de 350% depuis l’introduction en Bourse, en mars, mais a ensuite perdu la moitié de sa valeur. CoreWeave vaut actuellement 45 milliards de dollars. Un autre exemple est la fintech Circle. Selon les analystes, elle ne fera des bénéfices qu’à partir de l’année prochaine. L’action a bondi de 120% à peine un mois après son introduction en Bourse, en juin, mais s’est révélée également extrêmement volatile. Pourtant, Circle pèse 31 milliards de dollars.

“Ce sont des actions extrêmement volatiles en raison du faible free float (le pourcentage d’actions librement négociables en Bourse, ndlr), explique Wim Lewi. Tout cela rappelle les introductions en Bourse réalisées autour des années 2000 comme celles de l’entreprise allemande d’e-commerce Intershop et de Handspring qui voulait fabriquer un précurseur du smartphone. Toutes deux avaient atteint une valeur boursière de 10 milliards de dollars avant de disparaître après quelques années.”

Wim Lewi constate que le cours des actions comme CoreWeave et Circle est surtout propulsé par de petits investisseurs. “Par rapport au début des années 2000, investir est beaucoup plus accessible et il y a une plus grande concentration de petits investisseurs sur le marché. Ils agissent fortement sur la base du momentum et de l’émotion. De ce fait, les rallyes sont devenus plus imprévisibles.”

Siddy Jobe est d’accord avec cela. “Au début de cette année, les Bourses avaient une valorisation comparable à celle d’aujourd’hui, mais à cause de l’annonce des droits de douane américains, le marché a reculé de plus de 25%. Peut-être que les investisseurs cherchaient surtout un prétexte pour lever un peu le pied sur les marchés et sur le rallye IA.”

“Avant le rallye IA, il y avait l’essor de la technologie cloud. Il y avait là aussi beaucoup de préoccupations, mais le cloud s’est révélé très rentable.” – Siddy Jobe (Econopolis)

Acheter ou vendre

“Si votre portefeuille est exposé à l’IA, je réduirais progressivement ces positions, conseille Wim Lewi. Je ne me lancerais plus non plus dans de nouveaux investissements dans l’IA, à l’exception des actions en tête de chaîne, comme TSMC, qui produit des puces pour Nvidia, ou ASML, qui développe les machines pour produire des puces IA. Ces actions ont déjà subi une correction. Celle-ci a commencé au sommet et se termine au bas, les entreprises de logiciels.”

Siddy Jobe voit les choses différemment. “Les trois géants du cloud – Amazon, Google et Microsoft – rejoints par Meta et les fabricants de puces, offrent selon moi un rapport risque/rendement intéressant. Concernant les éditeurs de logiciels, la troisième catégorie d’entreprises actives dans l’IA, il est en revanche essentiel de bien faire ses devoirs. Il faut mettre en balance la croissance et le bénéfice potentiel. Pour certaines sociétés, la rentabilité immédiate n’est pas indispensable, par exemple lorsque la marge brute dépasse largement les 80%. Cela montre qu’elles réinvestissent massivement dans leur expansion. Les années 2026 et 2027 seront déterminantes : je m’attends à ce que les éditeurs de logiciels annoncent alors que l’IA représente plus de 10% de leur chiffre d’affaires. Ce sera une étape clé et le moment où la thèse de l’IA sera pleinement validée pour les investisseurs.”

Retour à 1997

En résumé : y a-t-il maintenant une bulle IA ou pas ? “Non, car les attentes sont en ligne avec la réalité, constate Siddy Jobe. Les entreprises de puces affichent une activité en croissance, qui repose sur des contrats à long terme. Les hyperscalers font de grands investissements, mais ils sont supportables grâce à leurs activités principales. Je ne m’inquiète pas encore non plus pour les entreprises qui sont clientes de Microsoft, OpenAI ou Google. Il n’y a pas d’entreprises avec des valorisations excessives qui peuvent perturber le marché. Cela ne veut pas dire que ce moment ne peut pas venir. À court terme, il n’y aura pas d’éclatement de bulle IA. Mais peut-être sommes-nous maintenant en 1997, par analogie avec la bulle internet. Alors, nous sommes encore à plusieurs années de l’explosion.”

Wim Lewi voit bien des signes d’une bulle. “Je vois de nouvelles entreprises IA qui sont introduites en Bourse avec des valorisations insensées et sans chiffre d’affaires. Des entreprises qui développent de l’infrastructure se négocient à 20 à 30 fois leur valeur normale. Le passé a déjà prouvé que même les grandes entreprises technologiques n’échapperont pas à la bulle : regardez Cisco et IBM. Certaines se sont redressées à long terme. Mais d’autres ont dépéri ou ont fait faillite, comme Nortel (un développeur d’équipements de télécommunication, ndlr). L’IA a du potentiel et elle change à jamais la façon dont nous utilisons internet, mais ce marché présente bel et bien des caractéristiques d’une bulle.”

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