Le géant des réseaux sociaux transforme les publicités frauduleuses en ligne en source de revenus. Jusqu’où acceptent-ils d’être complices d’un système qui les arrange ?
Des documents internes obtenus par Jeff Horwitz de Reuters révèlent une réalité glaçante : Meta a estimé fin 2024 que près de 10% de son chiffre d’affaires annuel — soit 16 milliards de dollars — provenait de publicités menant à des sites d’arnaques ou vendant des produits interdits.
Au sein de ce montant, 7 milliards proviennent spécifiquement de publicités présentant des “risques élevés”, c’est-à-dire montrant des signes clairs et évidents de fraude. Chaque jour, la plateforme exposerait ses utilisateurs à 15 milliards de ces publicités à haut risque.
Un seuil de tolérance calculé
Pour comprendre comment c’est possible, il faut bien saisir que la stratégie de Meta repose sur un équilibre cynique. Selon les documents, l’entreprise ne bannit les annonceurs que si ses systèmes automatisés détectent une fraude avec 95% de certitude.
« C’est toujours une question de balance. Meta est un champion pour jouer avec les limites. Ils ne cherchent pas à avoir zéro fraude, ils cherchent à ce que la balance soit positive économiquement parlant », explique Xavier Degraux, expert en marketing digital et en réseaux sociaux. “Si le doute est, à leurs yeux, raisonnable, ils laissent passer, parce qu’il y a de l’argent derrière. L’argent n’a pas d’odeur, et on sait que Meta n’a de toute façon pas le nez très difficile. Pour eux, c’est du chiffre d’affaires.”
Ce qui concrètement se traduirait par le fait qu’en dessous du seuil de 95% de certitude, Meta se contenterait, selon Reuters, d’augmenter les tarifs publicitaires.
Degraux nuance toutefois l’augmentation mécanique : « Il est possible que ça soit lié aux termes qui sont utilisés dans les publicités. On sait que pour faire passer une publicité, il vaut mieux éviter certains termes, sinon ça risque d’être bloqué. Mais je pense que c’est aussi lié au contenu même des publicités : quand elles sont ultra-ciblées ou qu’elles n’ont pas un gros volume, elles sont plus chères ».
Le calcul des amendes
On notera tout de même que cette approche « laxiste » s’accompagnerait de restrictions internes strictes. Au premier semestre 2025, l’équipe responsable du contrôle des annonceurs ne pouvait, toujours selon Reuters, prendre aucune mesure susceptible de coûter plus de 0,15% du chiffre d’affaires total de l’entreprise.
Meta aurait même intégré les sanctions réglementaires dans son modèle économique. Les documents évoquent ainsi des amendes potentielles allant jusqu’à 1 milliard de dollars. Mais tous les six mois, Meta génère 3,5 milliards de dollars uniquement avec les publicités frauduleuses “présentant un risque juridique élevé” — celles utilisant l’image de personnalités ou de marques connues. Le calcul est simple : les revenus dépassent très largement le coût de toute transaction judiciaire.
Une industrie de la fraude organisée
Les celeb bates prennent deux formes : des deepfakes (visage et voix générés par IA) ou de faux articles de presse utilisant la photo d’une personnalité pour inspirer confiance. Beaucoup de ces arnaques sont sponsorisées afin d’augmenter leur visibilité, d’autant que Facebook permet un ciblage très précis. Avec 50 à 150 euros, une campagne peut toucher plusieurs milliers de personnes, et certaines pages en diffusent des dizaines.
“C’est un business de volume”, précise cependant Degraux. “Ce ne sont pas une ou deux campagnes massives, mais des centaines, parfois des dizaines de milliers de comptes qui publient avec des montants relativement faibles.”
Cette multiplication des sources rend le contrôle complexe, même pour une intelligence artificielle. D’autant plus que les publications sponsorisées contournent la modération via deux techniques : soit le détournement ou l’achat de pages très suivies, considérées comme “fiables” et moins surveillées, d’où sont diffusés des dark posts invisibles sur la page elle-même ou via la technique du cloaking (camouflage) qui affiche un lien apparemment légitime mais redirige vers un site frauduleux.
Un jeu du chat et de la souris
Les fraudeurs optimisent ainsi leurs campagnes en analysant les taux de blocage et adaptent immédiatement leurs stratégies. Un véritable jeu du chat et de la souris. « Si Meta bloque 2,3% des campagnes avec tel mot-clé, les fraudeurs adaptent directement à un autre type de formulation. Les règles de Meta doivent bouger en permanence. On est en train d’avoir des armées de comptes dopés à l’IA qui testent les IA de Meta. C’est surréaliste », observe encore Degraux.
Et le fait est que Meta agit bel et bien. Elle affirme avoir réduit de 58% les signalements d’arnaques publicitaires au cours des 18 derniers mois. Et elle a supprimé plus de 134 millions de contenus publicitaires frauduleux en 2025.
Une action néanmoins non dénuée d’intérêt puisqu’elle doit veiller à rester sur la ligne de crête pour ne pas y perdre trop de plumes. « Meta ne peut pas non plus avoir 50% de son chiffre d’affaires qui soit généré par des arnaques, parce que sinon, ils mettent en cause ce qu’on appelle la “brand safety” », prévient encore Degraux. Si ça monte beaucoup plus haut que 10%, ils vont certes gagner de l’argent par les scams, mais ils vont en perdre du côté des annonceurs légitimes. C’est de nouveau une question d’équilibre : jusqu’où ils acceptent d’être complices d’un système qui les arrange. »
La Belgique, un terrain moins fertile
Paradoxalement, la Belgique ne constitue pas le terrain le plus favorable pour ces arnaques. Selon l’Eurobaromètre 2025, 45% des Belges n’interagissent jamais avec les contenus sur les réseaux sociaux — ils se contentent de scroller. “On n’est pas un terreau particulièrement fertile pour les arnaques en ligne”, note encore Degraux. “N’empêche que cela fonctionne quand même.”
Une enquête de L’Écho estimait à environ 15 millions d’euros les pertes liées à ces fraudes sur les six premiers mois de 2024 en Belgique, principalement via de fausses plateformes de trading.
Des personnalités francophones comme Georges-Louis Bouchez, Benjamin Maréchal ou d’autres figures médiatiques sont régulièrement contraintes de publier des démentis sur leurs comptes pour prévenir leurs abonnés qu’ils ne font jamais ce genre de publicités financières.
Des réponses insuffisantes
Au niveau européen, le Digital Services Act (DSA) pourrait changer la donne. La Commission européenne a ouvert une enquête pour vérifier si Meta respecte ses obligations de suppression des contenus illégaux. Mais le récent rétropédalage de l’Europe face aux pressions américaines inquiète. “Quand géopolitiquement on a peur parce que Trump fait ‘bouh’, on se met à genoux”, regrette Degraux. “Et finalement, nous utilisateurs, on est le dindon de la farce.”
« Meta est vraiment une boîte noire. Il faut absolument que l’Europe sorte les torches et impose que nos scientifiques puissent aller voir dedans, tout en respectant le secret des affaires, pour comprendre ce qui se passe à l’intérieur et proposer ou exiger des changements techniques. Dans un rapport récent, on a vu que lorsque des utilisateurs contestent des décisions de Meta devant un arbitre indépendant, cet arbitre donne quasiment toujours raison au plaignant. Non pas parce qu’il aurait raison. Mais tout simplement parce qu’en face, Meta ne réagit pas. Et refuse de donner des infos sur pourquoi il a pris telle ou telle décision. »
En attendant, la meilleure défense est encore la prudence. “S’il y a un doute, ne cliquez pas”, recommande le Centre pour la cybersécurité belge. “Et demandez-vous toujours si le message n’est pas tout simplement trop beau pour être vrai.” Enfin, la bibliothèque publicitaire de Facebook, un outil de transparence accessible à tous, permet aux plus motivés de retrouver les publicités frauduleuses.
Comment fonctionnent ces arnaques ?
Le parcours type d’une victime suit une mécanique bien huilée, fruit d’une véritable industrie criminelle organisée.
1. L’appât : Une publicité apparaît sur Facebook ou Instagram, montrant une célébrité (souvent des stars ou de personnalités de la télévision) qui aurait “révélé en direct” les secrets de sa fortune. L’utilisateur clique.
2. Le piège : Il est redirigé vers un faux article imitant à la perfection Le Monde, la RTBF ou l’Echo. Le “journaliste” y teste une application d’investissement “révolutionnaire” en cryptomonnaies avec des rendements mirobolants.
3. La collecte : L’internaute laisse ses coordonnées (nom, téléphone, email) sur le faux site. Ces données sont aussitôt revendues entre 850 et 1.000 dollars à des centres d’appels, principalement basés en Ukraine, à Chypre ou en Israël.
4. L’arnaque : Un téléopérateur charmant appelle la victime. Il parle parfaitement français, inspire confiance et propose un premier placement de 250 euros “pour tester”. L’application montre rapidement des gains fictifs. Le conseiller pousse alors à investir davantage : 10.000, puis 15.000 euros.
5. Le braquage : Quand la victime veut récupérer son argent, on lui explique qu’elle doit d’abord payer des “frais” ou une “flat tax”. Elle verse encore. Puis c’est le silence total : numéros coupés, compte bloqué. L’argent a disparu.
C’est d’autant plus vicieux que le système de personnalisation des publicités de Meta fait en sorte que les utilisateurs qui cliquent sur de fausses publicités, se voient en proposer toujours plus.