Paul Vacca
‘Pourquoi les robots devraient lire Marcel Proust’
L’espace numérique est un monde ouvert sur nos choix. Par nos clics, nos recherches ou nos likes nous choisissons ce que nous souhaitons consulter, avec qui nous voulons échanger, ce que nous désirons acheter.
En retour, les données que nous laissons – nos traces numériques – renseignent les algorithmes et les robots qui connaissent tous nos choix et qui, en conséquence, ne nous proposent que ce qui est susceptible de nous plaire. Ainsi s’opère le matching, la stratégie d’affinités. Comme sur un site de rencontre où les êtres et les choses matchent en fonction de leurs affinités.
Un véritable pays de Cocagne pour les publicitaires. Fini, le saupoudrage coûteux dans les médias ou l’affichage ouvert à tous les vents. L’arme du ciblage trouve un terrain de jeu idéal avec Internet. Donne-moi tes données et je te proposerai directement ce que tu aimes – et même ce que tu aimeras grâce à la puissance de mon big data prédictif.
Magique. Sauf qu’en réalité, Internet n’est pas l’Eldorado fantasmé par les publicitaires, soudain en proie au doute existentiel numérique. Parce que dans la pratique, les algorithmes et les robots publicitaires nourris aux masses de données personnelles, ingérées par machine learning, finissent par se mordre la queue. En effet, à force de connaître dans le moindre détail tout ce que l’on aime, ils nous proposent précisément ce que l’on consomme déjà. C’est comme s’ils vous proposaient un bouquet de fleurs alors qu’on vient de vous en livrer un.
Idem pour ce qui concerne le marketing prédictif concocté à partir de nos données semées sur Internet. Il donne surtout dans la rétrologie, cet art de deviner le passé : combien de fois se voit-on proposer de découvrir l’hôtel que l’on a déjà réservé deux semaines auparavant ou un livre que nous avons déjà lu ? Rien d’étonnant finalement, car les algorithmes dits prédictifs sont conçus à partir de l’hypothèse que notre futur sera une reproduction de notre passé. Bref, le ciblage vire rapidement à la tautologie. Le postulat du matching sur lequel repose la stratégie de ciblage numérique se révèle donc inapte à susciter le désir. L’affinité poussée à son comble, c’est paradoxalement l’impasse du désir.
Combien de fois se voit-on proposer de découvrir l’hôtel que l’on a déjà réservé deux semaines auparavant ou un livre que nous avons déjà lu ?”
En ce sens, les codeurs seraient bien inspirés de faire lire Marcel Proust à leurs robots en programmant A la recherche du temps perdu dans leur machine learning. A la lecture de Proust, ils apprendraient que le désir ne répond pas à un algorithme, et encore moins à celui qui semble nous constituer, même avec une masse infinie de données nous concernant.
Celui qui incarne le mieux cette vérité, c’est le personnage de Charles Swann, qui tombe amoureux d’une femme nommée Odette de Crécy. Proust lui fera avouer : ” Et dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai failli mourir, que j’ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre “. Ce que Proust a décelé et que nous pourrions nommer ” l’axiome de Swann “, c’est la propension dans notre moi profond à désirer en dehors de notre propre cadre, à être attiré par ce qui a priori n’est ” pas notre genre “. C’est cet effort hors de soi qui nourrit le désir. D’ailleurs, c’est sur ce postulat que reposent les comédies romantiques : deux protagonistes qui n’ont absolument rien en commun et qui se désirent d’autant plus l’un l’autre.
C’est donc paradoxalement en sortant des rails de son algorithme qu’un algorithme publicitaire pourrait se révéler efficace. Alors, qu’est-ce qui empêcherait les publicitaires de le faire ? Ils pourraient, en effet, proposer des produits hors piste, qui ne sont pas ” le genre ” de la cible.
Pourquoi pas ? Mais le problème, c’est que cela existe déjà. Et c’est ce que l’on appelle un spam, c’est-à-dire un message non désiré. Et dans l’espace numérique, devant nos écrans, nous ne sommes pas en condition d’accepter ce qui est différent, ce qui va à l’encontre de ce que nous voulons ou ce que nous croyons. Pas étonnant, finalement, car n’oublions pas que le numérique est régi par une logique binaire : 0 ou 1. Alors, comment appliquer l’axiome de Swann sans tomber dans le spam ? Voilà l’un des casse-tête à venir pour l’intelligence artificielle chez les marchands de désir d’Internet.
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