Paul Vacca
“Pour prédire l’avenir, engagez un romancier”
Dans un avenir proche, nous prédisent certains, on pourra tout prévoir. Grâce aux milliards de milliards de données collectées partout sur les réseaux sociaux et à travers le moindre objet connecté (votre cafetière, votre montre, un réfrigérateur, une trottinette géolocalisée et la ville entière devenue smart et pourvoyeuse d’ open data), le monde va enfin devenir prévisible.
Ajoutez aux data un peu d’intelligence artificielle et le tour est joué : le big data se métamorphose en ” big data prédictif “. Son postulat semble imparable : plus on possède de données, plus on est en mesure de prévoir le coup d’après. Sous cet angle, mettre l’avenir en équation sous algorithme devient un jeu d’enfant. Comme une carte à l’échelle 1 : 1 qui recouvrirait parfaitement la totalité du territoire. Plus besoin de ” tendanceurs “, de ” planneurs” stratégiques, de futurologues, de prévisionnistes ou autres prospectivistes ! Le big data et ses robots nourris au deep learning se chargeront de tout. Comme dans le film Minority Report, ils pourront déterminer un acte avant même que celui-ci ne se produise ou prévoir ce qui va marcher l’année prochaine.
Sans vouloir jouer les trouble-fêtes, rappelons qu’en 2016, les équipes d’Hillary Clinton étaient épaulées par les cadors du big data. Et que les instituts nourris aux data n’avaient pas vu venir – loin s’en faut – l’élection de Trump, pas plus que le vote en faveur du Brexit… Et que Facebook et Google, qui se targuent de nous connaître mieux que nous-mêmes, persistent à nous proposer des produits dont on a déjà fait l’acquisition… Surgit alors une question : est-il vraiment raisonnable de confier notre avenir à des machines qui se trompent aussi infailliblement avec une telle précision ?
En ce sens, lire des romans s’avère bien plus profitable pour qui entend prévoir. George Orwell, avec 1984, et Aldous Huxley, avec Le meilleur des mondes, ont été bien plus perspicaces que le big data pour nous donner à voir (dès 1949 et 1932 ! ) ce que serait notre monde en 2019, avec Trump, sa novlangue, les fake news et notre société addict à la dopamine. Plus près de nous, le caractère prédictif des romans de Michel Houellebecq, par exemple, n’est plus à prouver. En 2001, il publie son troisième roman, Plateforme, qui s’achève sur un attentat islamiste perpétré dans une discothèque. ” La bombe avait explosé au milieu du Crazy Lips, le bar le plus important, en pleine heure d’affluence “, y écrit-il, avant de livrer un peu plus loin cette description d’un réalisme documentaire troublant digne d’un reporter embedded : ” Devant l’entrée du bar, une danseuse rampait sur le sol, toujours vêtue de son bikini blanc, les bras sectionnés à la hauteur du coude “… Hélas, le 12 octobre 2002, soit exactement un an plus tard, la réalité se chargera d’imiter à la perfection cette fiction : un véhicule explosera devant le Sari Club de Kuta Beach à Bali, faisant 202 morts.
Troublant, évidemment. Mais pas si irrationnel, à y regarder de près. Car, par son activité même, un romancier met en oeuvre deux compétences nécessaires pour la prédiction : la capacité à détecter les ” signaux faibles” et l’aptitude à construire un monde romanesque cohérent.
Le signal faible (terme emprunté à l’intelligence économique), c’est l’avenir caché à l’état virtuel dans notre présent qu’il faut savoir capter. Et c’est précisément ce qui échappe au big data et autres machines quantitatives, qui enfouissent sous leurs milliards de donnés tout signal faible. Bref, avec cette méthodologie, un roman a moins de chances de se tromper qu’un robot gavé de milliards de data.
Mais encore faut-il savoir le lire. Car certains se sont empressés, à la sortie en janvier 2019 de Sérotonine, le dernier roman de Houellebecq, d’y voir une préfiguration des gilets jaunes… alors qu’il s’agissait d’une manifestation d’agriculteurs et que le roman s’avère bien plus prospectif sur l’avenir de notre société dans son ensemble. De même que l’on a voulu voir dans Soumission une préfiguration des attentats islamistes de janvier 2015 à Paris. Or, en le relisant aujourd’hui – et Gaspard Koenig en apporte une démonstration impeccable dans LesEchos – c’est en fait l’arrivée d’Emmanuel Macron qu’il décrit à peu de choses près quelques mois avant que celui-ci ne se lance en campagne. Bref, avec son sens des signaux faibles, Michel Houellebecq avait vu l’avenir en marche.
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