On a visité l’antre coréen de Samsung
Le coréen Samsung s’impose comme un pionnier de l’innovation avec sa gamme de smartphones à écran pliable. Reportage au sud de Séoul, où des milliers d’ingénieurs conçoivent et testent les prochains produits de la marque.
Au pays du Matin calme, les plus anciens s’en souviennent: en mars 1995, Lee Kun-hee, le dirigeant historique de Samsung, avait frappé les esprits en faisant détruire à la masse devant 2.000 ouvriers de son usine de Gumi, au sud du pays, des fax et des téléphones sans fil qu’il avait jugés “indignes” de la marque. Les appareils détruits avaient fini dans un grand bûcher à 50 milliards de wons (40 millions d’euros) sous une banderole “La qualité est ma fierté”. La légende du “chairman Lee”, le président Lee, était née. Et avec elle, la métamorphose spectaculaire du géant coréen.
Moins de 30 ans après le coup d’éclat du chairman Lee, Samsung est devenu le plus grand fabricant d’appareils électroniques de la planète. Près d’une télévision sur deux vendues dans le monde est une Samsung. Et près d’un smartphone sur quatre. Développé à partir d’une petite société de commerce spécialisée dans l’export de poisson séché, reconvertie dans l’immobilier, la finance et enfin l’électronique, Samsung a étouffé, les uns après les autres, Sony, Panasonic, Sharp, Nokia et Huawei.
Sur les cinq continents, on peut tout faire à la coréenne: réfrigérateur et écran plat Samsung, smartphone Galaxy, imperméable Bean Pole (l’une des enseignes de mode du groupe)… Et depuis quelques jours, on peut même déplier le nouveau smartphone Z Fold 5.
Il y a cinq ans à peine, l’idée d’un smartphone de poche doté d’un écran pliable n’était qu’un rêve futuriste. Mais depuis 2019, c’est bel et bien une réalité. Après des années de recherche et développement, le constructeur a trouvé le moyen de produire en masse ces objets futuristes. Verre flexible et incassable, pliure invisible, charnière mobile… Alors que le marché des smartphones peine à se réinventer, le coréen en est sûr: l’avenir réside dans le format pliant.
Fin juillet, c’est à Séoul, sur ses terres natales, que Samsung a présenté sa cinquième génération d’appareils pliables. Design soigné, fiche technique ultra-premium, matériau haut de gamme, technologies de pointe jamais embarquées sur un smartphone: le Galaxy Z Flip 5 et le Z Fold 5 ont tout pour s’affranchir des limites d’un téléphone traditionnel.
“Nous sommes désormais à un point de bascule.”
“Quand nous avons lancé le premier pliable en 2019, nous avions la conviction que la catégorie pourrait intéresser un large public. Nous sommes désormais à un point de bascule”, a souligné TM Roh, le patron de l’activité Mobile chez Samsung, devant un parterre de 2.000 journalistes, influenceurs et autres invités VIP lors du lancement mondial. Preuve que, s’il y a encore 16 ans, Samsung passait pour un pâle copieur d’iPhone, le plus grand fabricant d’appareils électroniques au monde est aussi capable d’innover et de positionner la Corée du Sud sur des technologies clé du 21e siècle (semi-conducteurs, batteries, 5G, intelligence artificielle, etc.).
A l’échelle mondiale, Samsung a vendu 30 millions de modèles pliables depuis le premier Z Flip sorti en 2019. Mais si les concurrents chinois, Motorola en tête, Google et bientôt Apple, le talonnent, les ambitions de la marque sont immenses: dépasser les 100 millions d’appareils d’ici quelques années, soit presque 10% des ventes totales de smartphones dans le monde. Une chimère? Pas si sûr. Le cabinet d’études et d’analyses de marché Counterpoint Research prévoit que les livraisons mondiales de smartphones pliables atteindront 101,5 millions en 2027, contre 78,6 millions en 2026. Avec un segment dominé par Samsung et… son éternel rival, Apple.
Au cœur de Samsung-land
Mais comment le numéro 1 de l’industrie de la téléphonie mobile fabrique-t-il ses nouveaux appareils? La réponse se tapit à environ une heure au sud de Séoul, à Suwon, un gigantesque campus s’étalant sur plus de 170 hectares. Berceau de Samsung Electronics, toute la ville s’est construite autour des nouvelles technologies.
Dans cette banlieue autrefois dédiée à l’industrie, les usines et les aciéries ont été remplacées par des immeubles en verre, des complexes résidentiels, des bureaux, des salles de sport, des restaurants, des espaces verts aménagés en parcs et… des laboratoires de recherche habituellement fermés au public. C’est ici, dans la Samsung Digital City, que 37.000 ingénieurs, concepteurs et spécialistes du marketing conçoivent et testent (souvent des années à l’avance) les prochains smartphones, tablettes, ordinateurs, téléviseurs et montres connectées de la marque.
A la fois centre R&D, incubateur de start-up et laboratoire connecté grandeur nature, Suwon est une gigantesque ville usine. “A l’image de la Silicon Valley, la Digital City a été construite avec une stratégie de cluster en concentrant des pôles de recherche et de production sur un même site, explique un guide local. Les bâtiments R&D sont regroupés pour être accessibles à cinq minutes de marche les uns des autres.”
Comme un vestige du passé, un musée de l’innovation rassemble au sein même du campus des pièces uniques, comme les premières ampoules à incandescence, le premier téléphone de Graham Bell ou des reliques fabriquées par d’autres marques, comme le Televisor de 1930, la première télévision commercialisée en Europe. Mais c’est bien le futur qui anime les employés de Samsung. Derrière les portiques de sécurité sont nées, par exemple, la première télévision incurvée et la technologie UHD Video Wall à l’origine des gigantesques écrans qui tapissent des façades entières de gratte-ciels à Séoul.
Une culture de la création
Dans un bâtiment à part, Samsung dispose de son “laboratoire de fiabilité” où, pendant des heures et dans des conditions extrêmes, les derniers prototypes sont soumis à des tests de résistance. Un peu plus loin, le guide nous dévoile le C-Lab, l’incubateur de start-up de la société publique la plus rentable du pays.
“Deux fois par an, nos employés peuvent soumettre leurs idées à un jury.”
“Nous avons créé le C-Lab en 2012 afin de transformer les idées créatives en opportunités commerciales et pour contribuer au renforcement des start-up coréennes. Deux fois par an, nos employés peuvent soumettre leurs idées à un jury. Les meilleurs projets reçoivent un soutien financier et exécutif, un accès à nos bureaux, à nos labos et à nos usines de prototypage. Si le projet s’avère porteur, il devient une spin-off. S’il ne fait pas ses preuves au bout de trois ans, le porteur du projet peut revenir sans risque chez Samsung et reprendre ses fonctions.”
Ce programme d’“intra-preneuriat” a déjà permis de soutenir 856 start-up, dont 526 ont obtenu ensemble près de 1 milliard d’euros d’investissements. Chez Samsung, le mode de pensée a longtemps été: “Nous pouvons faire plus vite, mieux et moins cher”. Désormais, l’entreprise sait que pour garder une avance face à la Chine, elle doit inculquer une culture de la création, comme s’il s’agissait d’une question d’identité, voire de survie.
En cette matinée ensoleillée, des ingénieurs en t-shirt se baladent sur le campus. Les femmes, qui étaient obligées de porter des tenues d’affaires conservatrices jusqu’à récemment, et demeuraient absentes des postes à responsabilité, se promènent désormais en robe. “Les cours d’anglais sont obligatoires pour les cadres”, confie un employé rencontré dans l’une des 13 cafétérias proposant des plats coréens, indiens, japonais ou occidentaux pour satisfaire une élite originaire de 50 pays.
“Presque tous les employés du site vivent à Suwon. Ici, nous avons tout: des salles de sport, des murs d’escalade, des piscines, des restaurants et même des salles de cinéma”, confie-t-il. A quelques centaines de mètres, une maison connectée de 12 pièces réunit près de 300 appareils. L’endroit a été conçu pour illustrer le mantra de Samsung: une “expérience” sans friction entre le numérique et le quotidien d’un foyer. Dans la chambre, les volets s’ouvrent automatiquement à l’heure programmée. Dans le salon, la toile du rétroprojecteur se déploie en même temps que les rideaux se ferment. Mais l’appartement de notre interlocuteur est-il, lui, équipé de seuls équipements Samsung? “Non, sourit-il, un peu gêné. Je reste aussi curieux des autres marques…”
Gumi, une ville usine boostée à l’IA
Plusieurs fois par jour, des navettes aériennes embarquent des poignées d’ingénieurs au départ de Suwon vers la ville industrielle de Gumi. C’est là, à environ 45 minutes en hélicoptère, que sont conçus les appareils phares de Samsung, comme les nouveaux téléphones pliables Galaxy Z Fold 5 et Flip 5 et déjà les futurs Galaxy S24.
A des années-lumière des images d’ouvriers exténués et de dortoirs surpeuplés que l’on peut voir en Chine, façon Foxconn, l’usine de Gumi ressemble davantage à un campus universitaire qu’à un centre de production. “C’est l’usine mère de Samsung, la plus avancée technologiquement, explique un responsable de production. Chaque mois, on y fabrique 1,2 million de smartphones haut de gamme. C’est ici que l’on teste l’ensemble du processus de fabrication avant de le dupliquer, tel quel, ailleurs dans le monde.” En Inde, en Indonésie, au Vietnam, en Turquie, au Brésil et depuis l’année dernière en Egypte… mais pas en Chine, Samsung y ayant fermé sa dernière usine en 2019.
D’ailleurs, Gumi n’est plus une usine mais une “smart city” parsemée d’aires de repos et de pelouses bien entretenues où des haut-parleurs incrustés dans des rochers diffusent des airs apaisants de K-pop. Derrière les murs, les robots pullulent. Dans un décor d’hôpital aseptisé, des véhicules à guidage automatique (AGV) livrent des pièces détachées aux robots d’assemblage ou récupèrent des smartphones fraîchement montés, testés, emballés et prêts à l’emploi. Ce jour-ci, bien que 90% du processus de fabrication dans l’usine de Gumi soit automatisé, des ouvriers (presque tous des jeunes femmes) appliquent méthodiquement les touches finales sur les futurs Galaxy Z Fold 5.
“Samsung développe des usines intelligentes comme celle-ci pour maintenir les mêmes standards de qualité dans d’autres pays, explique le responsable. Avec l’intelligence artificielle, nous allons passer à un niveau encore supérieur: toute la chaîne sera automatisée dans quelques mois.” Seuls des ingénieurs et des techniciens seront encore nécessaires pour entretenir les machines et superviser les flux.
Soucieux de peser sur les technologies phares du 21e siècle, le sud- coréen prévoit d’investir près de 230 milliards de dollars pour développer son activité de fabrication de semi-conducteurs. L’objectif: bâtir la plus grande usine de puces au monde, dédiée à l’intelligence artificielle. Dans la foulée, Samsung entend aussi construire cinq nouvelles usines dans le pays, à l’image de celle-ci.
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