L’interview croisée de Laurence Mathieu et Enki Bilal: “L’humanité a perdu son double numérique, elle ne se reconnaît plus”

© Danny Gys
Frederic Brebant
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances 

La CEO du groupe informatique NRB face à l’une des figures les plus emblématiques du Neuvième Art. Pour cette interview croisée, Laurence Mathieu a lu la série de bande dessinée “Bug”, où l’auteur Enki Bilal imagine un séisme numérique à l’échelle mondiale. Ambiance !

Année 2041. Pour une raison encore inconnue, la planète Terre sombre dans le chaos total, suite à un dérèglement informatique d’ampleur magistrale. C’est le point de départ de Bug, une série d’anticipation enclenchée par l’auteur-dessinateur Enki Bilal en 2017 et qui livre aujourd’hui son quatrième épisode aux éditions Casterman.

Pourrait-on imaginer que nos sociétés soient un jour confrontées à ce scénario cauchemardesque ? Que toutes les données numériques disparaissent du jour au lendemain ? Pour en avoir le cœur net, nous avons transmis les quatre tomes de cette bande dessinée futuriste à Laurence Mathieu, CEO du groupe liégeois NRB, spécialisé dans les services informatiques aux entreprises, avec près de 640 millions de chiffre d’affaires au compteur.

Les deux protagonistes ignoraient tout l’un de l’autre, mais le virus technologique les a visiblement rapprochés…

TRENDS-TENDANCES. Comment ressortez-vous de cette lecture, de ce bug informatique à l’échelle mondiale ?

LAURENCE MATHIEU. J’en ressors de plus en plus convaincue que tout est toujours une question d’équilibre, que ce soit au niveau informatique ou autre, et qu’il ne faut jamais oublier de mettre l’humain au centre. Ce qui se passe dans ce livre, finalement, c’est quoi ? À un moment donné, il n’y a plus de numérique dans le monde. Alors, que fait-on ?

ENKI BILAL. Vous êtes au chômage !

L.M. On va plutôt dire que je suis en vacances (rires) ! La technologie doit rester un outil et nous devons en garder la maîtrise. Comment ? Par la maîtrise de nos savoirs, la maîtrise de notre histoire et la maîtrise de notre culture. Elles sont parfois délaissées par rapport à la technologie, mais l’histoire et la culture sont un éclairage important sur le monde face aux enjeux qui l’attendent.

E.B. Nous sommes engagés dans la même vision. Pas dans les mêmes responsabilités, même si elles se rejoignent. Mais que faites-vous, exactement ?

L.M. Je suis CEO de NRB, qui est une société de services informatiques et de solutions digitales. Notre siège social se trouve du côté de Liège. Au niveau belge, nous sommes à peu près 2.000 personnes, mais nous avons également des collaborateurs en France, plus exactement à Paris, mais aussi en Grèce, et qui travaillent plutôt pour les institutions européennes. Alors, en quelques mots, nous proposons notamment des data centers pour l’hébergement des données dans un cloud privé, de même que des services autour de l’intelligence artificielle…

E.B. Vous êtes précise, mais pour moi, ça reste quand même assez virtuel !

L.M. Oui, c’est virtuel, parce qu’on parle toujours de technologie…

E.B. Mais vos services, c’est quoi concrètement ?

L.M. Concrètement, sur notre infrastructure, se calculent par exemple les fiches de paie d’environ 90% des salariés belges. Ça, c’est du concret.

E.B. D’accord.

L.M. De manière tout aussi concrète, nous hébergeons les données de certains hôpitaux, par exemple des dossiers médicaux. Nous travaillons aussi pour pas mal de sociétés d’assurance qui nous confient la gestion informatique de leurs données. Et puis, au moment des élections en Belgique, le dépouillement des résultats se fait aussi sur nos ordinateurs sécurisés.

© Danny Gys

Enki Bilal, d’où vient cette idée de bug planétaire ?

E.B. Pour la petite histoire, ça remonte à une dizaine d’années. Ce n’est pas exactement l’idée, mais le contexte. J’étais en train de nager dans une piscine en Corse, c’était super agréable et tout à coup, j’ai senti quelque chose de chaud contre ma cuisse. Ça commençait à me brûler et, en fait, c’était mon téléphone portable qui était resté dans mon maillot de bain. Évidemment, je suis sorti tout de suite de la piscine, mais c’était trop tard, il était déjà mort ! Je suis resté quatre jours sans téléphone, déconnecté, et là, je me suis rendu compte que j’étais addict. Tout le monde connaît ça, on attend des appels, on se sent très con. Et donc, peu de temps après, j’ai imaginé Bug, un monde où tout s’arrête et où un seul être récupère toutes les données perdues. C’est un sujet global, mais qui concerne tout le monde.

L.M. Exactement.

E.B. C’est même le sujet ultime, je pense, parce qu’il englobe tout. Le bug arrête notre système de vie actuel. On a confié ce système au numérique, et je ne porte pas de jugement. Je fais partie de ceux qui consomment.

L.M. J’ai noté cette phrase dans votre livre : “L’humanité a perdu son double numérique, elle ne se reconnaît plus.”

E.B. C’est ça, en fait !

L.M. Je la trouvais assez interpellante…

Le bug mondial, c’est le cauchemar absolu pour toutes les entreprises ?

L.M. Ici, on est dans une fiction, mais en tout cas, cela reflète la dépendance réelle de notre société à la technologie de manière générale. Mais il ne faut pas aller aussi loin. Souvenez-vous du black-out électrique en Espagne et au Portugal, il y a quelques mois, avec des individus bloqués dans des ascenseurs…

E.B. Oui, c’est vrai.

L.M. Alors, c’est la même chose pour le numérique dans certaines entreprises…

E.B. Il faut prévoir des garde-fous en permanence.

L.M. Oui, prévoir des garde-fous et se rendre compte aussi qu’on doit être capable d’être résilient. La résilience de la société, c’est la résilience au niveau du numérique, mais c’est peut-être aussi la résilience par rapport à l’homme, par rapport au fait de garder ses connaissances. Dans votre livre, tout le monde se sent perdu et je pense que c’est la réalité de ce qui se passerait réellement si tout s’arrêtait brusquement. Parce qu’on voit bien cette dépendance aux smartphones, aux réseaux sociaux, etc.

E.B. Mais le bug radical que je raconte ne peut pas arriver. Des garde-fous, il y en a plein. Et un arrêt complet est impossible, à mon avis. Ça ne peut pas arriver. Heureusement d’ailleurs. Donc Bug, c’est un peu une fable. Je vais à l’extrême pour dire simplement qu’on a tout confié aux machines, au numérique, au virtuel, et qu’on se retrouve nu, tout d’un coup. On a tout perdu, on n’a plus que sa propre mémoire, mais comme on ne sait quasiment plus lire ni écrire en 2041…

L.M. Oui, c’est impressionnant. Dans votre livre, les protagonistes recherchent des anciens qui ont la sagesse, la mémoire et qui savent encore comment piloter un avion manuellement, sans système embarqué…

E.B. Les vieux, comme on disait avant ! Maintenant, il faut dire les anciens (sourire). Moi, je préfère dire les vieux. J’aime bien aussi l’idée qu’ils soient bien plus capables que les autres. Ben oui, ils peuvent conduire une bagnole des années 1960 (rires) ! La mémoire est au cœur de cette série. Jusqu’à présent, on la faisait fonctionner en lisant, en écrivant, en calculant, mais là, on est en train de perdre notre cerveau…

L.M. Maintenant, je pense aussi qu’un bug de ce type est utopique. Par contre, ça met en exergue, peut-être sous la forme d’une fable comme vous le dites, la nécessité de l’éducation et la nécessité de continuer à penser par soi-même, surtout à l’ère de l’intelligence artificielle. Il ne faut certainement pas se dire ’On va être remplacé’, mais plutôt ’On doit pouvoir gérer ce genre de technologie’. Continuer à apprendre à lire, à raisonner, à faire des maths soi-même, c’est quand même quelque chose d’important.

E.B. Absolument !

“Un bug de ce type est utopique, mais ça met en exergue la nécessité de continuer à penser par soi-même.” – Laurence Mathieu

L.M. Ne serait-ce que pour contrôler le processus et ne pas se faire dépasser par lui. Une intelligence artificielle, ce sont des algorithmes mathématiques. Après, comment suivre le raisonnement de l’algorithme d’étape en étape, c’est un autre débat. Mais l’IA, ce sont des outils numériques et l’humain doit être en mesure de les contrôler. Et ça passe par l’éducation, notamment des plus jeunes, sur l’utilisation à en faire.

E.B. Je suis d’accord avec vous, mais justement, est-ce que l’on n’a pas déjà pris du retard dans cette conscience qu’il faut mieux éduquer et qu’il faut mieux former les enfants ? Car c’est plus une formation qu’une simple éducation. L’éducation parentale est déjà en faillite parce que, socialement, le monde se déséquilibre de plus en plus. Ce chantier est tellement énorme ! Donc, je vous pose la question : est-ce que nous ne sommes pas déjà en retard par rapport à cette intrusion brutale ? L’accélération de la technologie est déjà là, et nous, pour former des enfants à être capables de vivre ensemble – ce qui n’est pas le cas – ça prend des années ! On est face à un temps long pour l’humain et un temps d’accélération incroyable pour la machine. Comment va-t-on gérer ce décalage ?

L.M. Le rôle de la société, c’est d’éduquer. Par exemple, en Belgique, on a des cours de citoyenneté, mais on pourrait aller plus loin dans le numérique. Je ne parle pas d’un cours technique. C’est presque de la philosophie, finalement. On apprend à un petit enfant les dangers de l’électricité, mais on ne lui apprend pas les dangers des réseaux sociaux…

E.B. Je suis absolument d’accord, mais pour moi, il reste le problème des deux temporalités. Une temporalité qui est en expansion ultra-rapide et qui va encore s’accélérer. ChatGPT, c’est déjà dépassé ! Et puis, le temps humain. Même si on change les programmes dans les écoles, ce qui se passe est énorme. Comment gérer ces deux temporalités ? Parce que l’autre danger, c’est que cette accélération accentue encore la scission entre deux mondes…

C’est d’ailleurs ce que vous dénoncez dans votre livre : la régression de l’intelligence humaine par rapport à l’intelligence artificielle…

E.B. C’est absolument vrai ! C’est mon point de départ. Et c’est un constat. Il y a une paresse aussi…

L.M. Je pense que c’est surtout de la paresse. Parce que si on apprend à apprivoiser l’IA, il n’y a pas de raison de régresser.

E.B. Ce qui est fascinant, c’est qu’on est à un moment très important de la vie de l’humain et de la planète. Il y a mon Bug, mais il y a aussi votre rôle dans ce monde nouveau qui arrive et qui est assez incroyable…

L.M. Oui, et c’est aussi un moment charnière par rapport à tout ce qui est géopolitique. Soyons clairs, il y a deux ou trois ans, je pense qu’on ne se serait pas rendu compte de la vitesse à laquelle certaines choses allaient évoluer. Et ça, c’est impressionnant. Parce qu’on est aussi, je pense, à un moment charnière pour l’Europe, très clairement. Par rapport à nos valeurs, par rapport à notre société qui est affaiblie…

E.B. Et qui a fait des erreurs dans les délocalisations, dans l’industrialisation, etc. Ce qui est très inquiétant, c’est l’affaiblissement de l’Occident. On se rend compte qu’on est un peu à poil, là !

L.M. C’est un peu ça aussi, l’histoire de Bug. C’est retrouver effectivement la capacité de résilience, mais pas uniquement contre la technologie. Je pense que ça réveille des questions…

E.B. La technologie n’est pas en cause. On l’a inventée. C’est plutôt l’insuffisance de l’humain qui est en cause. On a été assez fort pour inventer cette technologie, mais sera-t-on suffisamment fort pour continuer à la gérer ? C’est ça, le truc ! C’est le côté Docteur Folamour… (rires)

L.M. C’est vrai. Au niveau de l’Europe qui fut, à un moment donné, à l’apogée du monde, saura-t-on non pas rattraper le train – ça, c’est une autre histoire – mais ne pas rater le prochain train qui quitte la gare ?

E.B. C’est une bonne image.

L.M. C’est une bonne image pour l’industrie aussi. Il faut se dire que, derrière ça, il y a des millions d’individus. C’est quand même quelque chose de fondamental de se demander ce qui va se passer dans 10, 20 ou 30 ans.

E.B. Bien sûr. Et c’est l’intelligence artificielle qui va nous aider. Parce que je me pose une question : que devient le monde politique, là-dedans ? L’intelligence artificielle est en train de ringardiser totalement le monde politique et j’ai le sentiment que c’est la fin des partis. Toute cette technologie n’échappe-t-elle pas complètement au système politique qui est vieillissant et obsolète ?

“L’intelligence artificielle est en train de ringardiser totalement le monde politique.” – Enki Bilal

L.M. Échapper, je n’irais pas jusque-là. Mais je pense que, comme tout un chacun, les hommes et les femmes politiques doivent comprendre ce qui se passe. Certains en comprennent déjà bien les risques et les enjeux, ça c’est clair.

E.B. Mais je pense que la nouvelle génération politique aura un autre rapport à l’intelligence artificielle et que cette technologie l’aidera à orienter le fonctionnement de nos sociétés, y compris le fonctionnement économique. On l’aura suffisamment nourrie de toutes les expériences politiques et idéologiques qu’elle pourra elle-même dire : essayez plutôt ça ou ça ! C’est ce que j’espère.

L.M. J’espère surtout que l’on pensera de manière beaucoup plus globale et systémique, parce qu’on a grandi avec une vision de l’enseignement, une vision de l’industrie, une vision des affaires étrangères, etc. Tout ça est tellement lié aujourd’hui, tellement imbriqué les uns dans les autres. Donc ce n’est pas facile, ni pour un individu, ni pour un responsable politique, ni pour une entreprise de se projeter dans cette difficulté.

E.B. Ne faudrait-il pas une intelligence artificielle supra-planétaire ? Alors là, on est dans l’utopie ou dans la science-fiction…

© Danny Gys

Vous préconisez une Onu de l’IA ?

E.B. L’Onu est obsolète. Le général De Gaulle l’avait déjà dit il y a je ne sais combien de temps ! On voit aujourd’hui le résultat. C’est de pire en pire. On a quand même l’Iran et l’Indonésie qui donnent des leçons de morale, c’est dire…

L.M. Je ne sais pas s’il faut une Onu de l’IA. Faut-il vraiment superviser les outils ? En tout cas, si je devais choisir, je ne laisserais pas un outil superviser un outil. Personnellement, je ne ferais pas ça.

E.B. En fait, humainement, on est en retard. L’Europe est en retard par des mauvais choix pris il y a très longtemps déjà. J’ai une théorie, ou plutôt une idée qui m’a toujours traversé l’esprit : l’Europe, elle s’est faite uniquement sur la monnaie, sur l’économie, sur l’argent, alors qu’on aurait pu commencer par la culture. Un jour, je l’ai dit à Emmanuel Macron. Je considère que, pour les États-Unis, Hollywood est l’arme de destruction massive la plus pacifique qui soit. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains ont inondé le monde avec des films magnifiques, incroyables, qui nous ont fait rêver.

C’est une industrie culturelle, faite en grande partie par des ex-Européens, qui a fait rêver le monde entier. Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas fait pareil ? Pourquoi n’a-t-on pas, avant de lancer la monnaie européenne, créé un grand pôle culturel pour concurrencer Hollywood et pour inonder la planète ? Nous avons Cinecitta en Italie, les studios Babelsberg en Allemagne, toute la littérature européenne depuis la nuit des temps, toute la musique, etc. Pourquoi n’a-t-on pas commencé par-là ?

L.M. Effectivement. C’est peut-être par la culture, l’histoire et une certaine vision que l’on doit avancer. Quand deux personnes décident de se mettre ensemble, c’est sur la base d’un projet de vie.

E.B. Exactement !

L.M. Ce n’est pas sur l’idée de faire des économies en se disant : je paierai mon loyer moins cher parce qu’on le divise en deux ! C’est d’abord une logique porteuse d’un projet, plutôt que porteuse d’économies. Donc, c’est intéressant, cette réflexion sur l’Europe, et finalement de se dire que ce sont peut-être l’histoire et la culture qui peuvent nous orienter.

E.B. Bien sûr.

“Finalement, le monde numérique et le monde de l’art ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. En tout cas, ils ne devraient pas l’être.” – Laurence Mathieu

Le mot de la fin ?

L.M. C’est une rencontre fantastique. Moi, je suis dans le monde binaire, dans le 0-1 comme on dit, et en même temps, je suis fan de lecture. Finalement, le monde numérique et le monde de l’art ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. En tout cas, ils ne devraient pas l’être.

E.B. C’est vrai.

L.M. C’était très enrichissant. Je me réjouis de lire votre prochain livre.

E.B. On va rester en contact. On va échanger.

L.M. Certainement ! Avec plaisir.

LAURENCE MATHIEU

• Née le 13 septembre 1970 à Verviers.
• Master en management et en informatique de gestion à HEC Liège en 1992.
• Master complémentaire en finance et fiscalité à HEC Liège en 1993.
• Plusieurs postes de direction au niveau belge et international chez Origin, Compaq, Hewlett Packard et Hewlett Packard Enterprise dans les années 1990-2000.
• COO de Inetum-Realdolmen de 2021 à 2023.
• CEO du groupe NRB depuis janvier 2024.

ENKI BILAL

• Né le 7 octobre 1951 à Belgrade (ex-Yougoslavie).
• Arrivée en France en 1961.
• Premiers pas professionnels au magazine Pilote en 1972.
• Auteur d’une trentaine des bandes dessinées, dont La Trilogie Nikopol dans les années 1980.
• Grand Prix du Festival d’Angoulême en 1987.
• Auteur-réalisateur de trois films pour le cinéma, dont Bunker Palace Hôtel en 1989.
• Sortie du Livre 4 de la série Bug en octobre 2025.

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