Paul Vacca
L’IA championne de “moonwalk”
L’intelligence artificielle nous procure la parfaite illusion d’avancer à grand pas alors qu’en réalité, elle fait du surplace voire recule.
Dans son essai, “The Promise of Artificial Intelligence”,Brian Cantwell Smith, professeur en sciences cognitives, en information et en intelligence artificielle, explique que l’IA a jusqu’à présent connu deux grandes étapes. La première, qui a débuté dans les années 1960 et a été baptisée ironiquement par certains la “bonne vieille IA” (BVIA), fonctionnait de la manière suivante: elle partait de modèles généraux et cherchait à les appliquer à la réalité. L’IA “deuxième génération”, qui a commencé à voir le jour dans les années 1980, opère suivant le postulat inverse: elle cherche à tirer des conclusions générales à partir du traitement d’une multitude (et parfois affolante) de données.
L’intelligence artificielle nous procure la parfaite illusion d’avancer à grand pas alors qu’en réalité, elle fait du surplace voire recule.
Il est indéniable que cette dernière approche via le deep learning a fait faire un bond en avant considérable à l’intelligence artificielle. Là où l’IA première génération a tenté de faire rentrer le monde dans son schéma préétabli, ce qui ne pouvait fonctionner que dans des environnements artificiels et contraints, celle de seconde génération a décidé de faire un grand plongeon dans le monde riche, désordonné et ouvert sur toutes les données dans lequel nous vivons. Avec les résultats spectaculaires que l’on connaît dans des domaines comme la reconnaissance faciale, le traitement de texte ou le jeu de go, points aveugles de la BVIA.
Moins de 20 ans après que Deep Blue a battu le champion du monde d’échecs Garry Kasparov en 1997, AlphaGo, développé par la société londonienne DeepMind, a en effet terrassé au jeu de go son plus grand maître, le Coréen Lee Sedol. Un exploit qui a littéralement bluffé les experts qui n’espéraient pas une telle performance avant au mieux une décennie, le jeu de go reposant pour une grande part sur “l’intuition”.
Vers l’infini et au-delà? Peut-être pas tout à fait. Car si le deep learning s’est libéré des carcans qui tenaillaient la BVIA, elle n’opère pas pour autant en totale apesanteur, ni sans a priori, puisqu’elle s’immerge dans des données déjà traitées par les humains. Les machines apprenantes restent donc, quoi qu’il en soit, tributaires des classifications établies par les programmeurs eux-mêmes. Certes, elles s’y immergent librement pour faire émerger des modèles et des corrélations, mais dans une opération qui consiste toujours à s’imprégner du passé pour produire l’avenir.
Si la bonne vielle IA pouvait être taxée de “rigoriste” puisqu’elle posait les principes avant la réalité, celle de la nouvelle génération révèle ainsi une nature “conservatrice” dans la mesure où l’avenir, pour elle, ne peut surgir que comme une reproduction du passé. Elle pourra par exemple très bien faire l’apprentissage express d’une langue qu’elle maîtrisera quasi parfaitement – ce qui est en soi bluffant – mais sera en revanche incapable de toute création linguistique originale, sinon par erreur. C’est aussi dans ce sens que l’on a pu entendre dire que l’IA était “raciste” ou “sexiste”, non pas du fait de sa propre volonté (il y a des limites à l’anthropomorphisme) mais parce qu’elle reproduit, voire amplifie, les biais préexistants dans une société à majorité blanche et masculine.
En fait, l’IA nouvelle génération est donc surtout championne de moonwalk. Comme dans ce mouvement de danse popularisé par Michael Jackson, elle nous procure la parfaite illusion d’avancer à grand pas vers l’avenir alors qu’en réalité, elle fait du surplace voire recule. Et plus le deep learning fonctionne libre de tout carcan, plus l’illusion est forte. Pour que l’IA fasse véritablement un nouveau pas en avant, peut-être serait-il alors temps de s’engager dans une nouvelle étape? Reste à savoir comment elle se dansera.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici