Les coulisses de la saga Coronalert, l’application de suivi des personnes infectées par le coronavirus
Problème de compétences, débats sur la vie privée et sur la pertinence même d’une appli, appel d’offre rapide et sélection d’une PME bruxelloise peu connue. Coronalert, l’application de traçage des personnes infectées, a déjà beaucoup fait parler d’elle. Elle n’est pourtant même pas encore entrée en action… Plongée dans les coulisses d’une saga belgo-belge.
On peut parler de saga. Presque aussi belle que celle que nous a offerte Donald Trump dans sa lutte contre TikTok cet été. Mais en plus belge et en plus désordonné. D’autant qu’il se peut qu’elle ne soit pas totalement finie… L’application de suivi (dites tracing) des personnes infectées par le coronavirus alimente, depuis le tout début de la crise, de nombreuses interrogations, craintes et fantasmes. Elle a aussi connu son lot de rebondissements et de complications politiques et réglementaires. Rétroactes.
Dès l’arrivée du coronavirus en Europe et particulièrement en Belgique, surgissent les premières évocations de solutions technologiques pour aider à enrayer l’épidémie. Comme à Singapour ou ailleurs en Asie. La tech permet de suivre l’évolution géographique de la maladie et même de savoir si l’on est entré en contact avec des personnes contaminées. En Belgique, des task forces et groupes de travail liés au numérique sont donc mis en place. Certains planchent, en collaboration avec les opérateurs télécoms, sur l’analyse de flux des personnes grâce aux informations (anonymisées) fournies par les téléphones. D’autres défrichent la voie d’une application locale de tracing. Le tout n’est pas gratuit : la task force “data against corona” a certainement déjà coûté un million d’euros en frais de consultants, d’après Gilles Vanden Burre, parlementaire Ecolo.
Certaines grosses agences qui ont pignon sur rue, comme Tapptic, Dogstudio ou Emakina, n’ont pas été sollicitées.
Des consultants experts… et un peu de confusion
Mais parmi les membres de ces “cellules”, tout n’est pas toujours clair. “On a arrêté de chercher un logique”, nous glissait ironiquement, voici quelque temps, une personne impliquée. Pourtant, au plus fort de la crise, les autorités croient fermement dans les solutions tech pour lutter contre le virus. Certains disent même, en plein coeur du confinement, que l’application de tracing serait l’un des différents éléments déterminants d’une stratégie réussie de déconfinement. Ecolo-Groen dépose une résolution pour encadrer la matière et s’assurer le respect des libertés individuelles. D’autres partis signent le document qui, plus tard, sera transformé en proposition de loi par le cabinet du ministre Philippe De Backer, en charge de l’approvisionnement du matériel destiné à lutter contre le coronavirus. Mais le Conseil d’Etat est clair : la matière ne dépend pas du fédéral mais bien des Régions. Les débats se poursuivent pour arriver, non sans discussions et avec pas mal de confusion, à un accord de coopération… coulé, en urgence dans un arrêté royal alors que le gouvernement est doté de pouvoirs spéciaux. Ceci avant d’obtenir, dans les semaines qui viennent, un texte de loi encadrant parfaitement une telle appli mobile.
La chèvre et le chou
Ce parcours du combattant législatif, pas totalement terminé, explique pourquoi au mois d’avril, la Première ministre Sophie Wilmès annonce, lors d’une conférence de presse, que le tracing sera réalisé par quelques 2.000 opérateurs… humains. Mais n’annonce aucune application mobile. En coulisses, les forces vives se succèdent auprès du cabinet De Backer. On parle d’une succession de 75 “candidats” partenaires, consultants et académiques. Les professeurs Axel Legay (UCLouvain) et Bart Preneel (KULeuven), rejoints par d’autres experts académiques, définissent un protocole technologique qui semble mettre tout le monde d’accord, en ce compris les gardiens de la vie privée. Car il faut ménager la chèvre et le chou : être efficace mais respecter le plus strict anonymat et les libertés des citoyens. Toutefois, certains grincent des dents. Car “c’était la cacophonie, nous glissent les responsables d’Inforius, société namuroise, reçue par le cabinet du ministre De Backer. Les interlocuteurs changeaient, beaucoup de propositions et de questions restaient sans réponses. Certains jours, il fallait une appli, d’autres jours, on nous disait que ce n’était plus nécessaire. Et il était très difficile de se faire entendre si l’on n’allait pas dans le sens de la KULeuven.” Pourtant la société avait développé, pendant deux mois, une appli de tracing… qu’elle aurait volontiers mis gratuitement au service des citoyens. Sauf que les experts liés au gouvernement ont choisi d’autres protocoles technologiques : ceux de l’appli officielle allemande et qui se retrouvent au coeur d’un cahier des charges de 76 pages.
On est, en effet, au mois de juillet 2020 déjà quand l’ASBL Smals dirigée par Frank Robben, spécialiste IT bien connu du gouvernement, se lance dans l’appel d’offres pour dénicher les créateurs de l’appli de tracing. Une “procédure négociée” qui n’est pas passée par la publication au Moniteur belge. “Il aurait fallu des mois et des mois, précise Frank Robben, et nous n’avions pas ce temps.”
Le cahier des charges a été envoyé à une vingtaine d’entreprises, grandes et moins grandes, renseignées par les Communautés et Régions. Mais certaines grosses agences qui ont pignon sur rue, comme Tapptic, Dogstudio ou Emakina du côté francophone, n’ont pas été sollicitées. Plus étonnant, certains prétendent que le cahier des charges n’aurait pas été envoyé à tout le monde en même temps. “Certaines entreprises néerlandophones l’ont reçu… longtemps avant nous”, observe le patron d’Inforius. Faux, assure Frank Robben : “Tout le monde savait à l’avance qu’une appli allait être lancée en utilisant le protocole défini, c’était public et annoncé. Et le cahier des charges, approuvé par le comité interfédéral de lutte contre le Covid-19, a bien été envoyé à tous, en même temps, en juillet. La procédure a été parfaitement respectée”.
“Casse-gueule” en timing serré
Le cahier des charges prévoyait non pas le développement de A à Z d’une appli de suivi, mais une “adaptation” de ce qui avait été lancé en Allemagne par SAP… “Un genre de copier-coller et une adaptation pour le marché belge, enchaîne Guy Wauthier d’Inforius, ce qui ne nous intéressait pas.” De nombreux autres acteurs, sollicités par Smals, n’ont pas embrayé non plus. Même un gros acteur comme NRB “a décidé de ne pas répondre à l’appel, répond Pascal Laffineur, son CEO, pour des raisons de ressources humaines propres”. D’autres interlocuteurs nous glissent : “C’était un peu casse-gueule et dans une période de temps trop limitée”. Car l’appli devait être créée en sept semaines seulement. Résultat : deux offres reçues, et une spontanée. “Bien sûr nous aurions voulu avoir beaucoup plus d’offres, admet Frank Robben. Mais nous n’avions pas beaucoup de temps : soit nous relancions un appel d’offres, soit on choisissait parmi ceux qui se sont proposés.” A la surprise générale, c’est donc un consortium mené par une petite PME bruxelloise, Devside, en collaboration avec la firme flamande Ixor, qui emporte le marché, après sélection par un jury spécialisé et validé par les autorités. Et cela, au nez et à la barbe du duo Proximus / SAP… “C’est vrai, Proximus n’a pas obtenu le marché, mais se tient toujours à disposition si on a besoin de nous”, glisse diplomatiquement Haroun Fenaux, porte-parole de l’opérateur.
Deux grandes raisons à ce choix étonnant. D’abord, le prix. Celui de Devside se révèle jusqu’à 10 fois moins cher. D’après nos informations, un budget compris entre 350.000 et 400.000 euros. Sur un total “encore inconnu, admet Frank Robben : on verra cela quand tout sera lancé. Parce qu’en plus du développement, il faudra ajouter le marketing, le site web, etc.”. Ensuite, la flexibilité. Selon nos informations, l’opérateur belge, couplé au géant allemand SAP, n’aurait montré aucune possibilité de souplesse pour adapter l’appli allemande aux spécificités belges.
Inutile de dire que la sélection de Devside étonne. Car la PME, qui s’appelait encore JPDVDG.com fin mai, est loin d’avoir les reins aussi solides que Proximus et n’est que très peu connue, même des acteurs du secteur. Surprenant pour une appli officielle aussi sensible et en vue. Par contre, son fondateur, Jean-Paul de Ville de Goyet, lui, est loin d’être un inconnu dans le microcosme du digital bruxellois francophone. L’homme affiche, en effet, déjà un sacré track record pour un homme de 41 ans.
Lancée en 2007, sa première start-up était déjà active dans l’univers du mobile. Son nom ? Pumbby. A l’époque, elle promet aux utilisateurs de gagner de l’argent si ceux-ci acceptent de recevoir de la publicité sur leur GSM, alors que la connexion au Web par téléphone n’en est encore qu’à ses balbutiements. Le projet séduit des investisseurs dont Luc Pire chez qui l’entrepreneur a commencé sa carrière en tant que commercial, mais aussi Michel Croisé, le CEO de Sodexo-Belgique, ou Thierry Tacheny. Las, Pumbby ne décolle pas malgré une certaine visibilité et une communauté grandissante. La firme met dès lors la clé sous le paillasson, frustre pas mal d’utilisateurs qui n’ont pas touché leurs “gains” et se fâche avec quelques actionnaires, notamment ceux de la filiale française qui entament des actions en justice.
Cette déconvenue ne refroidit toutefois pas Jean-Paul de Ville, entrepreneur dans l’âme. L’homme multiplie les projets en parallèle. Notamment Your Bestseller, une plateforme qui permettait aux auteurs éconduits par les maisons d’édition d’imprimer et d’éditer leur propre livre en autoédition. Il crée aussi Electrochuck, un jeu vidéo mobile, ou encore le Choupy’s… un resto de bagels à Bruxelles.
Un pionnier et visionnaire du mobile
Mais là où Jean-Paul de Ville a le nez creux, c’est lorsqu’il lance Appsolution, une agence de développement d’applis mobiles. Très tôt, parmi les tous premiers en Belgique. Bon vendeur, il parvient à séduire des clients de renom : Le Soir, IPM (La Libre/La DH), Roularta, Philippe Geluck, Kroll, et même Belgacom 11 ou Exki. Sa stratégie ? ” Proposer des prix extrêmement bas en réutilisant des bases de code pour des applis similaires “, nous glissent plusieurs acteurs et observateurs du marché. La technique fonctionne puisqu’Appsolution devient l’une des agences les plus en vue dans l’univers des applis mobiles et donne du travail (en direct ou via sous-traitance) à une vingtaine de personnes pour un chiffre d’affaires d’environ 1 million d’euros. Sans toutefois afficher la rentabilité. Mais en 2011/2012, le marché des applications évolue vite et une série de clients commence à intégrer le développement d’applis en interne. C’est notamment pour remédier à cette tendance que l’entrepreneur lance alors TappCTRL, une application de productivité destinée aux forces de vente des grands groupes. Une idée qu’a également imaginée un concurrent de l’époque : In The Pocket, l’agence gantoise qui lancera… Showpad, l’une des scale-up belges les plus valorisées aujourd’hui !
Un peu après, Jean-Paul de Ville cède, pour un million d’euros, son agence Appsolution, toujours en pertes, à EASI, l’entreprise d’informatique lancée par Salvatore Curaba. “Notre groupe voulait accélérer dans le mobile, se souvient le fondateur d’EASI. Et Appsolution était la première agence à s’être lancée dans le développement d’applications. Jean-Paul avait eu énormément de flair et a cru dans l’écosystème d’Apple avant tout le monde. Il était précurseur et je dois dire que je l’ai trouvé brillant dans ses idées et sa vision, même si ce n’était pas le meilleur gestionnaire.” Un an après la reprise de la start-up, l’équipe d’Appsolution se désagrège toutefois totalement au sein du repreneur, la plupart des jeunes développeurs préférant aller voir ailleurs ou étant licenciés. EASI reprendra quelque temps après les bases de l’appli TappCTRL qu’elle intégrera dans une solution qui existe toujours.
Logos injustifiés et fausse photo
Sous le coup d’une clause de non-concurrence, Jean-Paul de Ville se relance officiellement en 2017, avec une bande de développeurs freelances. Au travers de sa boîte de management JPDVDG mais sous la marque Devside, il revient à ses premières amours : les applis mobiles, créées sur mesure pour des clients. Le site de Devside épinglait, jusqu’il y a peu, les références de DKV, Pizza Hut, BMW, Belfius et d’autres grandes sociétés. Une gaffe puisque la VRT a révélé que la PME n’a pas vraiment travaillé en direct pour certains de ces grands noms. S’il n’a pas souhaité répondre aux multiples sollicitations de Trends-Tendances, l’entrepreneur s’est confié fin juillet à nos confrères du Soir : “Je n’ai pas demandé l’autorisation à tous mes clients pour afficher leur logo. Pizza Hut nous a demandé de retirer le sien. Cela vient du fait que notre développeur qui a travaillé sur l’appli a facturé en direct plutôt que via Devside. Techniquement, l’entreprise n’a donc pas travaillé pour Pizza Hut. J’ai aussi mis une fausse photo du responsable de DKV qui témoignait sur notre site parce que celui-ci ne voulait pas apparaître publiquement. C’est corrigé”.
Les interrogations sur le choix de la PME bruxelloise et de son partenaire flamand Ixor ont notamment trait à sa petite taille. Mais plusieurs experts soulignent que le projet “consiste essentiellement en une adaptation d’un code open source disponible, tout à fait dans les cordes de petites structures”. Techniquement, “c’est sans énorme complexité”, glisse cet expert. Par contre, “ces petites structures seraient-elles capables de payer les pénalités prévues dans le cahier des charges, en cas de retard ou de défaut ?”, ricane un développeur (concurrent) d’applis belges.
Autre questionnement, selon plusieurs observateurs : le manque de clarté dans les activités de l’entrepreneur, impliqué dans de nombreux projets différents. Ces derniers temps, en plus de son métier d’agence de développement, Jean-Paul de Ville a en effet lancé tout à la fois, et via plusieurs sociétés, une appli de réservation de restaurants en dernière minute (RestoMinute), un concept de location de trottinettes partagées (Troty), un site de location d’un mini-van Volkswagen. Il a par ailleurs aussi cofondé Lawrenza, une intelligence artificielle pour les juristes, et l’appli de mobilité Joyn Joyn rebaptisée Jeasy.
Mais que tout le monde ne voit pas d’un bon oeil le développement de Coronalert confié à sa petite entreprise importe peu à l’entrepreneur bruxellois. Auprès de nos confrères du Soir, Jean-Paul de Ville insiste : “Je ne sors pas de nulle part. Mon C.V. est public. Je n’ai pas menti sur mon expérience. Que l’on me juge sur l’application lorsque celle-ci sera prête”. Il ne croit pas si bien dire : nul doute que l’application Coronalert sera disséquée, en détails, dès sa sortie et que son usage par les citoyens sera analysé. Une chose est sûre : on n’a pas fini d’en parler…
2 représente le nombre d’offres reçues par le comité interfédéral de lutte contre le Covid-19.
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