Paul Vacca
Les “big tech” veulent-elles vraiment notre bien ?
Vendredi dernier, s’est tenu à Paris un sommet sous la bannière #TechForGood où 50 titans des big tech étaient invités à l’Elysée par Emmanuel Macron à réfléchir et faire des propositions pour orienter la technologie vers un meilleur futur.
Un affichage gagnant/gagnant permettant d’un côté au président français de renforcer la stature de la ” start-up nation ” qu’il s’efforce de construire aux yeux du monde et de l’autre, aux entrepreneurs de la nouvelle économie de se poser en interlocuteurs naturels et responsables, à égalité avec les Etats. Equation diplomatique délicate pour la France consistant à ménager l’ego de ses interlocuteurs tout en soulignant que leurs pratiques ne sont pas vertueuses. La stratégie du nudge – l’incitation positive à bien agir – appliquée aux géants de la Silicon Valley. Un peu soft ? Mais existe-t-il une autre façon de procéder avec ceux qui sont, de fait, devenus plus puissants que les Etats ?
Outre des promesses de bien se conduire, Macron aurait obtenu d’IBM, de Google, de Microsoft ou encore d’Uber des engagements en matière d’investissements et de mesures sociales ou éducatives. Des concessions qui font penser, avec des habits du Nouveau Monde, à la démarche des grands capitalistes du siècle dernier – et même de celui d’avant – qui s’achetaient une conduite par des oeuvres charitables. Le ruissellement vertueux. La démarche réformiste d’Emmanuel Macron repose, on le sait, sur un credo foncièrement optimiste : celui du modèle a priori vertueux des start-up. Il suffit donc de réorienter les grands groupes technologiques vers des pratiques plus éthiques pour qu’ils agissent pour le bien de tous.
La libération devient en partie aliénation. Non contente de nous épargner tout effort physique, la commodité nous libère aussi de nos ressources intellectuelles et mémorielles.
N’est-ce pas un peu trop optimiste ? Les industries technologiques oeuvrent-elles fondamentalement pour notre bien ? Et si leur développement même contenait les germes d’un dérèglement possible ? C’est, en tout cas, ce que soutient Tim Wu, professeur de droit à Columbia, dans un brillant article paru dans le New York Times en février dernier sous le titre : The Tyranny of Convenience (La tyrannie de la commodité). Sa thèse ne se réduit pas à une énième indignation face au pouvoir exorbitant des GAFA. Le problème réside, selon lui, dans l’allégeance de tout l’écosystème numérique à la ” commodité ” comme seule perspective : celle qui consiste à vouloir nous rendre sans cesse la vie plus simple et plus efficace. Pas une start-up aujourd’hui qui ne nous promette in fine plus de facilité et plus d’efficacité. Cela a pris la force d’un dogme. Pour autant, Tim Wu reconnaît que ce culte de la commodité n’est pas né avec Internet. Il le fait remonter à la fin du 19e début 20e siècle, où la commodité se pose comme libératrice, l’antidote à l’enfer des tâches physiques : l’électroménager, la voiture, le téléphone… Délivrant au passage du temps disponible pour les loisirs, offrant au plus grand nombre la possibilité de se cultiver , ce qui était l’apanage de l’aristocratie auparavant. La commodité libère et élève.
Mais le ver est déjà dans le fruit. Betty Friedan, auteure de La Femme mystifiée, remarque dès 1963 que l’électroménager, en simplifiant les tâches domestiques pour les femmes, engendre une demande plus forte. Avec le paradoxe suivant : même avec tous les nouveaux appareils ménagers, la femme au foyer moderne consacre certainement plus de temps aux tâches ménagères que sa grand-mère. La commodité appelle toujours plus de commodité. Et en étendant son empire, avec la révolution numérique, elle développe une part sombre. La libération devient en partie aliénation. Non contente de nous épargner tout effort physique, la commodité nous libère aussi de nos ressources intellectuelles et mémorielles : une application pour tout, le clic, le like, le tweet… Et dans ce monde gagné par la commodité, la seule compétence qui vaille devient celle du ” multitasking “, où le temps gagné grâce à la commodité est aussitôt happé par une prolifération de petites tâches commodes.
Et cela conduit à renforcer toujours plus les géants : plus il est pratique d’utiliser Amazon ou Netflix, plus ils deviennent puissants et, dès lors, il devient encore plus pratique de les utiliser… Se profile alors la commodité ultime avec l’intelligence artificielle. L’enjeu pour l’être humain sera de se sortir de ce piège de la commodité. Au risque de devenir une simple commodité.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici