Paul Vacca
Le retour inattendu de la machine à écrire: “La difficulté, un atout disruptif”
Décidément, les morts n’en finissent pas de ressusciter. Alors que le disque vinyle se réincarne auprès des nouvelles générations, que la photo argentique retrouve des adeptes et que le magazine Wired envisage même une possible renaissance du DVD en mort clinique, c’est maintenant au tour de la machine à écrire de jouer les phénix. Oui, à l’ère des traitements de texte, des tablettes tactiles ou de la retranscription vocale, la bonne vieille machine à écrire fait un come-back.
Ce n’est pas un raz-de-marée. Mais pour le moins une résilience inattendue pour un objet qui prenait la poussière dans les greniers. Qui plus est, venant de nouveaux adeptes dont la passion – assez ironiquement – se nourrit des forums en ligne ou d’Instagram où ils découvrent et partagent les mérites comparés des Underwood, Remington et autres Olivetti. Au-delà de la fascination vintage pour l’objet, comme décoration, certains en redécouvrent même la valeur d’usage : en “écrivant” avec.
Mais pourquoi les jeunes générations s’encombreraient-elles d’un objet si peu pratique ? Devoir glisser une feuille de papier, bien placer le ruban à encre sans pouvoir corriger un mot, ni déplacer des fragments de textes, ni faire des rajouts, ni demander des synonymes ni utiliser le correcteur, etc. ? Peut-être pour toutes ces raisons, justement.
Car, face à l’inflation galopante de mots, générés ou effacés sur Internet, la machine à écrire permet de restaurer l’acte d’écrire dans une certaine solennité. Avec un statut particulier. Alors que le stylo remplit de nombreux usages pouvant servir à écrire un roman tout autant qu’à écrire une lettre, dresser une liste de courses ou remplir une grille de Lotto ou de sudoku, et que l’ordinateur peut servir à aller sur Internet, à écrire des présentations Powerpoint ou répondre à des e-mails, la machine à écrire est entièrement dévolue à l’écriture créative.
Certaines oeuvres humaines sortent grandies de l’absence technologique et des difficultés que cette absence impose.
Reste que par rapport au traitement de texte, cela relève du sacerdoce. Chaque mot, phrase et page se méritent. Pour autant, il ne faut pas y voir le culte stoïcien ou judéo-chrétien de l’effort. Juste le constat que, parfois, certaines oeuvres humaines sortent grandies de l’absence technologique et des difficultés que cette absence impose.
L’exemple, à valeur quasi parabolique, est celui des Beatles. En 1965, face à l’hystérie collective qu’ils rencontrent dans les stades et qui menace physiquement leur vie, ne parvenant même plus à s’entendre chanter, ils décident d’arrêter les concerts et de se consacrer uniquement à leur carrière discographique. L’enjeu est de taille car tout le monde se demande si les Beatles sauront être autre chose qu’un groupe de scène qui aligne les singles. Ils envisagent alors d’enregistrer en Californie là où les studios possèdent des équipements technologiques de rêve — on notera au passage la fascination technologique qu’exerçait déjà la côte Ouest. Les Rolling Stones viennent d’ailleurs d’y enregistrer l’album Aftermath, les faisant passer dans une tout autre dimension. Or, en épluchant les clauses du contrat qui les lie à leur maison de disques, EMI, les Beatles découvrent que cela aurait un coût prohibitif et engloutirait leurs royalties. Il leur faut donc se contenter de la technologie old school d’un studio londonien, à Abbey Road. Comme on le sait, c’est précisément dans ce studio que sont nés, grâce aux ressources créatives et artisanales des Beatles (dont le ” cinquième “, le producteur George Martin), galvanisées par les contraintes, des chansons comme I’m The Walrus ou A Day in the Life…
Du reste, Brian Wilson des Beach Boys, en écoutant à la radio Strawberry Fields Forever, eut un choc. On raconte qu’il dut se garer sur la voie d’urgence et qu’il fondit en larmes, décidant de jeter les bandes de l’album qu’ils venaient de terminer. Depuis la vieille Angleterre, dans un studio obsolète, les Beatles avaient “disrupté “ le son du rock.
Disrupté par le ” low tech ” : moins de technologie, plus de contraintes. Une équation valable dans la vie quotidienne aussi où la gratification personnelle est fonction de la difficulté. Alors que les applications vantent sans cesse la commodité comme libératrice et veulent tout nous simplifier jusqu’à l’ennui, la difficulté pourrait devenir un atout disruptif du côté de la Silicon Valley. Les concepteurs de jeux vidéo l’ont saisi depuis longtemps en faisant de la difficulté la dynamique même de la gratification. Et d’un marché extrêmement florissant.
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