Carte blanche

Le petit magasin, la place de marché et le grand méchant Amazon

Frappés de plein fouet par la crise du covid, les petits commerces désignent Amazon comme la cause de tous leurs maux. De leur côté, les pouvoirs publics veulent administrer de mauvais remèdes à leurs carences en transformation digitale. Si la situation est délicate pour le commerçants et TPE, elle n’est pas totalement sans espoir, à condition de se poser les bonnes questions.

En cette fin d’année, il plane comme un parfum d'”Amazon bashing” en Europe. Gouvernements, médias, unions de commerçants : tous pointent le géant de Seattle comme le nouveau fossoyeur du commerce de proximité qui viderait les centres-villes de ses boutiques, détruirait des emplois, contribuerait à polluer l’environnement par ses entrepôts et ses invendus, etc.

Si certaines de ces critiques sont justifiées, il faudrait aussi tordre le cou à certains arguments dénués de fondements. Certes, Amazon règne sans partage sur de nombreux segments de la vente à distance, mais il est encore loin de détenir le monopole de la grande distribution. Sur le marché français, E.Leclerc a ainsi enregistré l’an dernier un chiffre d’affaires de 48 milliards d’euros, Carrefour 38 milliards, bien au-delà des 5,7 milliards d’Amazon. Dans le même ordre d’idées, la désaffection des consommateurs pour les commerces de proximité n’a pas commencé avec l’arrivée d’Amazon : ce sont l’implantation de centres commerciaux en bordure de ville et l’essor de la grande distribution qui ont marqué le début des ennuis pour les commerces indépendants, tendance accélérée ensuite par l’irruption du commerce électronique dans notre vie quotidienne.

Clouer la toute-puissance d’Amazon au pilori, c’est donc une solution bien commode pour masquer une autre réalité moins reluisante : en Belgique, à peine 25% des PME et TPE ont franchi le pas du digital, contre 75% en Allemagne. Les faits sont têtus…

De leur côté, les pouvoirs publics continuent de commettre les mêmes erreurs de diagnostic en apportant des réponses inadaptées à l’ampleur des besoins de la cible et aux enjeux liés au digital. Depuis presque vingt ans, la Région wallonne distribue ainsi des “primes e-business” afin d’aider les PME à franchir le pas du commerce électronique. Aujourd’hui, on voit le résultat et le plan Digital Wallonia ne remet nullement en cause cette logique d’inefficacité, même si les travers du système ont été maintes fois dénoncés par les professionnels du digital.

Outre ces satanés et inutiles subsides, la mode est aussi aux places de marché sponsorisées par les pouvoirs locaux. Dernier avatar en date : soutenue par la Région bruxelloise, Mymarket.brussels est une nouvelle plateforme e-commerce qui vise à valoriser les achats locaux et à fournir une alternative à Amazon. Mais qui peut sérieusement croire que ce type d’initiative peut véritablement concurrencer la puissance de la “marketplace” construite par la firme de Jeff Bezos? Combien d’argent public les pouvoirs locaux continueront-ils de dépenser dans de tels projets ? Ceux-ci relèvent davantage du “wishful thinking” et de l’opération de communication que d’une stratégie à long terme. Par curiosité, j’ai d’ailleurs cherché des exemples de “marketplaces” locales et je n’ai trouvé aucun cas probant qui aurait apporté une contribution significative aux commerces participants. Malheureusement, peu de cabinets ministériels et échevinaux semblent avoir accompli cette démarche élémentaire…

“Mais alors, que faire ?”, demanderont légitimement les intéressés. Attendre tranquillement de trépasser sous les coups de boutoir de la digitalisation? Il n’existe malheureusement aucune solution-miracle pour le petit commerce. Mais il semble néanmoins qu’un certain nombre de leçons peuvent être tirées à la lumière des quinze dernières années de digitalisation de l’économie.

1. Penser le digital au-delà de l’e-commerce. Obligés de fermer pour cause de covid, nombre de magasins ont investi en urgence dans un site e-commerce. On ne peut que les féliciter mais, aussi courageux soit-il, ce pas en avant ne sera pas suffisant : il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que l’e-commerce seul ne sauvera pas les TPE et PME. Celles-ci doivent aussi réfléchir à l’apport du digital dans l’ensemble du parcours client afin de continuer la “conversation” avant et après son passage en boutique. Ainsi, combien de commerces indépendants font-ils l’effort de collecter les adresses e-mail des clients, de mettre à jour ce fichier et de l’utiliser pour envoyer de temps à autre une newsletter ? Combien d’entre eux ont-ils réellement investi le territoire des médias sociaux ? Combien ont un site web à jour ? On ne parle même pas ici de stratégie digitale, simplement de l’exploitation basique d’outils qui existent désormais depuis de nombreuses années. L’excuse habituelle “Mais ce n’est pas mon métier !” ne tient plus : le client a changé et on ne freinera plus ce mouvement. A nouveau, je ne soutiens pas que le digital sauvera à lui seul les commerces de proximité. Mais le décalage entre l’offre de certaines TPE/PME et la réalité vécue par les clients est devenu trop massif pour ne pas se répercuter sur l’activité économique de ces mêmes entreprises.

La route vers la digitalisation est longue. Il n’est pas trop tard pour l’emprunter mais, pour de nombreux commerces, il y a urgence à se mettre en chemin.

2. Améliorer l’expérience client. On voit fleurir partout des campagnes de promotion qui incitent les citoyens à privilégier les achats au niveau local au détriment des acteurs de la grande distribution et de l’e-commerce. A priori, l’idée est louable mais elle me semble contre-productive quand il s’agit de promouvoir des activités à but lucratif, pas des oeuvres de bienfaisance. Il serait donc plus judicieux d’arrêter de demander l’aumône et, à la place, de stimuler l’envie chez les clients de fréquenter les commerces de proximité, ce qui est une démarche tout à fait différente, plus exigeante mais beaucoup plus porteuse pour l’avenir. Cela passe notamment par une réflexion approfondie sur l’expérience client et sur la valeur ajoutée du petit commerce face à l’achat “en un clic” banalisé par le commerce électronique : qu’est-ce que l’échoppe au coin de la rue peut apporter de décisif au client, avec ou sans l’apport du digital ? La question est douloureuse mais elle est devenue inévitable. Historiquement, les librairies ont été, par exemple, les premières à devoir affronter la puissance de feu d’Amazon (prix, large stock, livraison à domicile…). Face à ce bouleversement sur le marché de l’édition, les librairies les plus futées ont bien compris cette nouvelle réalité en multipliant les activités qui augmentent l’attractivité de leurs points de vente : ateliers d’écriture, rencontre avec des auteurs, lecture de contes aux plus petits… De nombreuses librairies se sont ainsi transformées en véritables lieux d’animation culturelle capables de fédérer de multiples audiences à plusieurs moments de la semaine. Certains commerces feraient bien d’y voir une source d’inspiration pour leur propre activité.

3. Former, encore et toujours. Les commerçants ne pourront pas réinventer seuls leur modèle économique et leur rapport au client. C’est le credo de la FeWeb qui recommande aux PME l’accompagnement par un prestataire spécialisé dans le déploiement d’une stratégie digitale pertinente. C’est ici également que les opérateurs en formation continue ont un rôle majeur à jouer. Malheureusement, leurs moyens restent limités au regard des besoins massifs en transformation digitale. A l’heure de la relance économique, les différents niveaux de pouvoir seraient bien avisés d’augmenter l’enveloppe consacrée à la formation professionnelle au lieu de financer des expédients comme les places de marché et autres opérations de sensibilisation décrites ci-dessus.

La route vers la digitalisation est longue. Il n’est pas trop tard pour l’emprunter mais, pour de nombreux commerces, il y a urgence à se mettre en chemin.

Une carte blanche d’Olivier De Doncker, préside de la FeWeb, la fédération professionnelle des métiers du Web en Belgique

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