Cela a-t-il encore du sens de commencer des études à l’ère de l’intelligence artificielle ? Selon le médecin et entrepreneur français Laurent Alexandre, la réponse est non ! “L’IA est tout simplement bien plus intelligente que l’être humain, dit-il. Il vaut mieux apprendre à l’utiliser que de perdre son temps à acquérir des connaissances.”
Laurent Alexandre est un chirurgien français qui a cru très tôt au pouvoir de l’intelligence artificielle. En 2008, il a vendu son site web Doctissimo, qui rend l’information médicale accessible, pour une belle somme à Lagardère, et il investit depuis dans des start-up actives dans l’intelligence artificielle (IA). En octobre paraîtra un nouveau livre rédigé de sa main sur la manière dont l’IA changera la vie des étudiants, des travailleurs et des entreprises. Laurent Alexandre a partagé ses idées en juin dernier avec les participants de la Trends Summer University à Knokke.
En tant que médecin, Laurent Alexandre sait que l’IA est quatre fois meilleure pour poser un diagnostic qu’un médecin spécialiste : “L’IA plus un médecin, c’est moins bon que la seule IA. C’est un drame pour ma profession. Mais cela ne vaut pas seulement pour les médecins, cela s’applique à un grand nombre de professions.”
Étudier pour devenir médecin n’a plus de sens dans les circonstances actuelles, affirme Laurent Alexandre : “Mon conseil aux jeunes est qu’ils peuvent peut-être encore entamer des études, mais qu’ils ne doivent pas y perdre trop de temps. Surtout pas s’ils étudient dans une université ou une haute école de qualité médiocre – comme il y en a beaucoup. Il vaut mieux commencer directement à entreprendre. Les études ne sont plus adaptées à la nouvelle réalité. Je partage l’avis de Peter Hill (un skateur australien devenu l’un des plus riches entrepreneurs du pays, ndlr) qui dit que les personnes intelligentes, innovantes et entreprenantes ont tout intérêt, après le secondaire, à démarrer directement leur propre entreprise.”
“Mon conseil aux jeunes est qu’ils peuvent peut-être encore entamer des études, mais qu’ils ne doivent pas y perdre trop de temps.” – Laurent Alexandre (expert IA et entrepreneur)
Pourquoi ? “Parce qu’il y a, grâce à l’IA, de nombreux domaines où l’on peut démarrer une start-up, souligne Laurent Alexandre. L’IA peut vous aider à développer de nouveaux services. Supposons que vous ayez une idée, alors ChatGPT vous fera avancer bien plus vite en tant qu’entrepreneur que dans une entreprise classique avec une hiérarchie stricte. Le temps qu’un membre de la direction comprenne exactement ce que vous voulez dire et vienne avec une réponse, ChatGPT vous aura déjà fourni un feedback bien meilleur.”
Car ChatGPT est intelligent, dit Laurent Alexandre : “ChatGPT a un quotient intellectuel de 136, et chaque semaine un point s’y ajoute. Cela va donc à une vitesse folle. ChatGPT est à l’heure actuelle déjà plus intelligent que 99% des Français ou des Belges. Et les nouveaux modèles, qui ne sont pas encore disponibles sur le marché, sont encore plus puissants. Cela signifie que la version actuelle de ChatGPT est plutôt moyenne par rapport aux outils d’IA qui deviendront disponibles dans les mois et années à venir.”
Laurent Alexandre renvoie aux déclarations de Sam Altman, le patron d’OpenAI, l’entreprise derrière ChatGPT. “Altman a un QI de 170. C’est l’un des hommes les plus intelligents de la planète. Et il dit qu’il sera probablement moins intelligent que ChatGPT 5, la version qui sera lancée dans les prochaines semaines. Cela implique que nous, simples mortels, que nous soyons CEO, entrepreneur ou cadre, serons moins intelligents que l’IA. Pourquoi investir encore dans les études ou la formation, si l’IA est de toute façon plus intelligente et quasiment gratuite ?”
Cela doit, selon Laurent Alexandre, pousser les entreprises à réfléchir à la façon dont elles continuent à investir dans la formation de leurs collaborateurs. “À l’heure actuelle, 99% du budget consacré à la formation et à l’enseignement est de l’argent gaspillé. Les employés y sont formés à exécuter des tâches que l’IA fait bien mieux sans eux.”
La question est alors : devons-nous craindre un bain de sang social ? “Il faut en tout cas développer de nouvelles méthodes pédagogiques afin de rendre le travail des employés complémentaire à l’intelligence artificielle, estime Laurent Alexandre. Sinon, certaines fonctions deviendront superflues. Ce sont surtout les classes moyennes et inférieures qui risquent d’en être les victimes. Le fait que les autorités ne s’en préoccupent pas est une faute grave.”
Apport humain
Apprendre à travailler avec l’IA est donc le message. “Ceux qui ne sont pas prêts à cela perdront leur emploi, souligne notre expert. Par ailleurs, le problème est que l’IA seule est plus forte que la combinaison IA et humain. Si vous ne pouvez rien ajouter, votre emploi est en danger. Même Bill Gates a dû admettre récemment qu’il craint que les travailleurs ne soient plus compétitifs face à l’IA.”
Comment rendre l’apport humain complémentaire à l’IA deviendra donc le grand défi. C’est pourquoi l’enseignement doit être entièrement repensé et réformé, insiste Laurent Alexandre. “Une étude menée par l’université de Cambridge, l’une des meilleures au monde, a montré que ses étudiants n’étaient pas capables de faire mieux que ChatGPT, dit-il. Une question d’examen a été posée, à laquelle ChatGPT a répondu. Les étudiants ont eu deux heures pour faire mieux que ChatGPT, et ils n’y sont pas parvenus !”
Cela devrait selon lui faire retentir une alarme. Ou à tout le moins faire réagir les politiques et les établissements d’enseignement. “Mais non, rien de tout cela, se désespère-t-il. On ignore le problème existentiel que pose l’IA à la société. L’IA est l’éléphant dans la pièce, et cet éléphant ne disparaîtra pas. C’est pourquoi il est crucial que les politiques et les établissements d’enseignement réfléchissent à la manière de former les jeunes – en sachant qu’ils arrivent sur un marché du travail où ils ne pourront pas concurrencer l’IA.”
Si cela continue ainsi, nous évoluerons vers des entreprises qui ne comptent qu’un seul employé, le CEO/entrepreneur, et qui vaudront pourtant des milliards, prédit Laurent Alexandre. “Le nombre d’agents IA va croître très rapidement dans les années à venir. Ils agiront comme conseillers et assistants personnels du CEO/entrepreneur. Faites le calcul du gain d’efficacité par rapport à un CEO qui doit gérer des hordes de cadres, alors que ces cadres réagissent beaucoup plus lentement que l’IA.”
Les entreprises qui ne s’adaptent pas auront du mal à concurrencer ces start-up alimentées par l’IA, avance notre orateur. “Les entreprises établies devront se rationaliser et intégrer massivement des applications d’IA. C’est surtout au niveau du middle management qu’un assainissement aura lieu. Sinon, elles perdront la bataille face à ces start-up pilotées par l’IA qui peuvent fonctionner pour une fraction des coûts.”
Grandes limites
Dans un débat qui a suivi l’exposé de Laurent Alexandre à Knokke, Stijn Fockedey, le rédacteur en chef de Trends, le pendant néerlandophone de Trends-Tendances, s’est entretenu avec Ann Dooms, professeure de mathématiques à la VUB, et Steven Latré, chief AI officer chez Open Chip et professeur à l’UAntwerpen. Tous deux ont nuancé les déclarations provocantes de Laurent Alexandre. Ils ont souligné les limites de l’IA.
“Les modèles d’IA sont fantastiques pour les tâches facilement automatisables si vous fournissez suffisamment d’input, a reconnu Ann Dooms. Mais il faut oser reconnaître que beaucoup de choses tournent mal. L’IA génère encore beaucoup d’erreurs. On dit qu’elle est intelligente, mais elle ne l’est pas. La plupart des modèles tombent toujours dans les mêmes pièges, de la même manière.”
“Je pense que nous avons assisté ces deux dernières années à une utilisation naïve de l’IA générative, a pour sa part souligné Steven Latré. C’était une tempête qui nous est tombée dessus, et nous avons tous essayé de comprendre ce que nous pouvions en faire. Je pense que l’IA est un outil fantastique, mais elle a de très grandes limites.”
Pour les étudiants, l’IA est néanmoins devenue une sorte d’oracle en lequel ils ont une confiance aveugle. “Oui, on les comprend, si on était nous-mêmes étudiants…, reconnaît Steven Latré. Soudainement, vous avez un instrument à disposition d’où sort une thèse complète. Je pense qu’il est désormais surtout important de regarder vers l’avenir afin de trouver une bonne manière d’utiliser l’IA. Si les étudiants l’utilisent comme un coach pour générer eux-mêmes des questions d’examen et étudier à partir de là, qui pourrait être contre cela ? C’est quelque chose de totalement différent que de générer du contenu aveuglément et ne plus y toucher ensuite. L’IA comme coach pour aider à étudier, j’y suis absolument favorable.”
“Si les étudiants utilisent l’IA comme une sorte de coach pour générer eux-mêmes des questions d’examen et étudier à partir de là, qui pourrait être contre cela ?” – Steven Latré (UAntwerpen)

Personnalisation
Un robot ou un chatbot pourrait-il alors être un meilleur professeur qu’un humain, s’est demandé Stijn Fockedey. “En tout cas pas en mathématiques, a rétorqué Ann Dooms. Un professeur de mathématiques entre dans la tête d’un élève et va creuser. L’IA n’en est absolument pas capable. Les erreurs sont souvent très uniques, une histoire d’empilement d’erreurs. Ce n’est pas quelque chose de fort présent dans les données. Donc, pour faire quelques exercices, l’IA peut certainement aider. Mais aider un élève qui ne comprend pas quelque chose, cela, l’IA ne sait absolument pas le faire.”
“L’IA est une affaire de modèles de langage, confirme Steven Latré. Pour moi, ce n’est rien d’autre qu’un ‘autocomplete’ sous stéroïdes. En pratique, l’IA recrache simplement mot après mot, et dans certaines tâches simples, elle est très bonne. Mais si vous transposez cela au raisonnement réel, et spécifiquement en mathématiques, alors un tel modèle de langage échoue misérablement.”
Ann Dooms donne un exemple concret : “Multipliez deux nombres entre eux. S’il s’agit de nombres à trois chiffres, l’IA donnera une réponse 100% correcte. Pourquoi ? Quelque part sur internet, on trouve ces schémas. Mais s’il s’agit de nombres à dix chiffres, alors la précision de la réponse chute à moins de 5%. Simplement parce que c’est bien plus complexe, et là, ces modèles ne sont absolument pas bons.”
“Il n’existe dans les systèmes d’IA actuels aucun chemin vers un vrai raisonnement, vers une vraie intelligence telle que nous la définissons en tant qu’humains, poursuit-elle. Cela signifie-t-il qu’un outil d’IA ne vaut rien ? Absolument pas, mais je serais prudente en affirmant que nous pouvons construire là-dessus une sorte d’intelligence surhumaine. Parce qu’il y a tellement de données disponibles et de questions posées, l’IA tombe souvent juste. Mais ce n’est pas parce qu’elle est intelligente ou qu’elle sait beaucoup.”
“Il n’existe dans les systèmes d’IA actuels aucun chemin vers un vrai raisonnement, vers une vraie intelligence telle que nous la définissons en tant qu’humains.” – Ann Dooms (VUB)
Steven Latré croit cependant fortement à la personnalisation des outils d’IA : “La prochaine étape est la création de ce que nous appelons des ‘agents IA’ : des modèles de langage auxquels nous fournissons énormément de contexte personnel et qui se développent ainsi en coach ou assistant personnel en ligne avec lequel nous pouvons interagir très rapidement. Un tel assistant personnel peut être utilisé dans n’importe quel contexte professionnel, par exemple pour résumer des réunions ou pour faire du brainstorming.”
En résumé : l’IA est un outil utile pour automatiser des tâches simples auxquelles l’homme consacrait peut-être des heures auparavant. “Et cela nous permet de libérer plus de temps pour les aspects humains, conclut Steven Latré sur une note positive. Chez Open Chip, par exemple, nous utilisons l’IA pour soutenir les entraîneurs cyclistes professionnels. Grâce à l’IA, l’entraîneur ne doit plus rester toute la journée devant son ordinateur. Il peut se concentrer sur ce que les données révèlent, et a ainsi plus de temps pour parler avec les cyclistes eux-mêmes. Je pense que là réside la force de l’IA : là où nous passions peut-être trop de temps derrière l’ordinateur, nous pouvons maintenant consacrer plus de temps à l’humain. Car cela s’accompagne d’aspects émotionnels, et c’est précisément la force de l’homme, pas de l’IA.”
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