Lors de son dernier concert, le groupe Massive Attack a surpris ses fans en proposant une opération de reconnaissance faciale collective pour dénoncer les technologies de surveillance. Captés en temps réel, les visages projetés sur écran géant n’étaient pas un simple effet visuel, mais une démonstration troublante : dans un monde saturé de technologies, nous sommes de moins en moins spectateurs, et de plus en plus objets d’analyse.
Mais en réalité, ce qui amuse ou fascine dans une salle de concert traduit un basculement profond : la reconnaissance faciale n’est plus une curiosité, c’est devenu un marché. Et un marché en plein essor, qui attire désormais les capitaux, les fonds d’investissement et les promesses de rendement rapide.
Le client transformé en actif financier
En Colombie-Britannique, plusieurs magasins Canadian Tire ont utilisé la reconnaissance faciale, mais sans informer leurs clients. Objectif : capter des données biométriques, analyser les comportements d’achat, détecter les profils. La logique commerciale est évidente : mieux connaître ses clients, c’est mieux cibler ses promotions.
Mais cette pratique a une portée beaucoup plus large. Car dès que ces données sont collectées, elles deviennent valorisables. Elles peuvent être revendues, agrégées, croisées avec des fichiers de cartes de fidélité, de paiements bancaires, ou même des bases d’assurance. Le visage, unique et permanent, se transforme alors en matière première financière.
Aux yeux des investisseurs, ce n’est pas un scandale. C’est même une opportunité. Le marché mondial de la reconnaissance faciale est évalué à plusieurs dizaines de milliards de dollars. Des fonds de private equity se positionnent déjà pour racheter des start-up spécialisées, espérant une rentabilité fulgurante. Le raisonnement est simple : la donnée biométrique, par nature non substituable, a une valeur plus stable qu’un simple fichier d’e-mails.
La promesse de sécurité, le prétexte idéal
Le Royaume-Uni illustre le deuxième pilier de ce marché : la sécurité. Le gouvernement y a déployé des véhicules équipés de caméras de reconnaissance faciale en temps réel, censées aider la police à identifier des suspects. Le bilan officiel met en avant des centaines d’arrestations, y compris pour des crimes graves.
Mais derrière ces chiffres se cachent des erreurs judiciaires déjà documentées : un homme arrêté en sortant de son travail, une femme accusée à tort de vol. Ces dérives ne sont pas seulement des drames humains.
Elles sont aussi un signal rouge pour les entreprises et les investisseurs. Car une technologie qui se trompe, qui discrimine ou qui alimente la suspicion peut détruire de la valeur plus vite qu’elle n’en crée.
Pourtant, ces résultats n’empêchent pas le marché d’exploser. Pourquoi ? Parce que l’argument sécuritaire est un prétexte puissant pour convaincre les États de signer des contrats massifs. Et derrière ces contrats, les investisseurs flairent des flux financiers réguliers, quasi garantis par l’argent public.
Une économie de la surveillance, dopée par la finance
Pourquoi la reconnaissance faciale progresse-t-elle si vite malgré ses dérives connues ? Parce qu’elle n’est plus seulement une technologie. C’est devenu, hélas, une classe d’actifs.
Les géants du numérique s’y engouffrent pour étendre leur empire de données. Les industriels de la sécurité la transforment en produit à marge élevée. Les gouvernements l’achètent pour afficher leur fermeté. Et désormais, les investisseurs financiers l’emballent dans des business plans et des multiples de valorisation.
Dans ce monde nouveau, le citoyen n’est pas un acteur. Il devient une ressource. Son visage devient une variable inscrite dans les tableurs Excel des analystes de fonds. Une donnée parmi d’autres, valorisée, échangée, exploitée.
Le prix invisible de la méfiance
Sur le papier, la promesse est alléchante. Des revenus récurrents, des marges fortes, une demande croissante des États comme des entreprises. Mais la finance adore oublier une chose : la confiance n’apparaît dans aucun business plan. La reconnaissance faciale présente le même paradoxe que d’autres bulles technologiques : ce qui crée de la valeur immédiate peut en détruire massivement à long terme. Une société qui se sent surveillée en permanence finit par développer de la méfiance. Or, sans confiance, les échanges ralentissent, les coûts explosent, les innovations s’étouffent. L’histoire économique est pleine de marchés prometteurs ruinés par un excès de contrôle.
Ce risque, les investisseurs préfèrent l’ignorer. Ils raisonnent sur trois ans, cinq ans, au mieux. Mais les dirigeants d’entreprises, eux, doivent raisonner sur la durée. Et la vraie question est simple : voulez-vous inscrire votre marque dans l’économie de la confiance… ou dans celle de la surveillance ?
L’innovation n’est jamais neutre. Elle transporte un modèle économique, un rapport de force, une vision de la société.
Le miroir tendu par Massive Attack
En projetant les visages décryptés de leur public, Massive Attack n’a pas seulement fait de l’art comme il voudrait nous le faire croire. Il a mis en lumière le modèle économique qui se cache derrière : transformer chaque individu en données exploitables.
Son message subliminal et involontaire est limpide : l’innovation n’est jamais neutre. Elle transporte un modèle économique, un rapport de force, une vision de la société. Et donc, c’est aux entreprises, aux gouvernements, mais aussi aux investisseurs de choisir. Veulent-ils engranger des profits rapides au prix d’une méfiance généralisée ? Ou bâtir une valeur durable en respectant la confiance des citoyens ?
La réponse est évidente : si nous ne fixons pas les limites, elles seront fixées pour nous. Et quand nos visages deviendront définitivement des actifs financiers, il sera trop tard pour changer de code.
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