Paul Vacca
La guerre du faux: “Eloge du deep fake”
Oubliez les “fake news”. C’est déjà dépassé. Aujourd’hui, Internet a quelque chose de bien plus perfectionné à vous proposer : le deep fake. Un mot valise fabriqué à partir des mots deep learning, la technique d’apprentissage de l’intelligence artificielle, et fake, le factice ou le faux. Autrement dit, du faux intégral généré par intelligence artificielle qui ressemble à s’y méprendre à du vrai.
On peut en voir la démonstration éloquente sur Internet, qui fait dire à Barack Obama – en transformant sa voix et le mouvement de ses lèvres – le contraire de ce qu’il a effectivement dit sur la vidéo d’origine. Indécelable.
Pour l’heure, cette arnaque nécessite encore le recours à des logiciels sophistiqués et coûteux, et à la manipulation de professionnels, mais on peut imaginer sans peine que dans un futur plus ou moins proche, tout le monde pourra s’adonner au deep fake moyennant une simple application sur son smartphone. C’est l’extension du domaine de Photoshop à l’ensemble des contenus.
Face à cette nouvelle prouesse de l’I.A., les esprits se sont échauffés pour craindre le pire et imaginer un futur digne de la série Black Mirror. Un monde où l’on ne pourrait plus accorder crédit à aucune vidéo, qui pourrait faire dire n’importe quoi à n’importe qui à n’importe quel moment, où chacun pourrait discréditer son adversaire politique ou se refaire une virginité politique en réécrivant ses archives télévisées… Et à l’inverse, toute personne en délicatesse dans une vidéo réelle pourrait se défausser en disant qu’il s’agit d’un deep fake qui cherche à lui nuire… Sans compter les usages privés et publics qui pourraient en être fait pour assouvir des vengeances personnelles à coup de fausses vidéos compromettantes.
Vu comme cela, c’est forcément terrifiant. Mais à la réflexion, l’apparition du deep fake ne devrait pas nous terrifier. D’abord parce que ce n’est pas nouveau. Le deep fake préexistait au deep fake. Il n’a pas attendu la technologie pour se manifester. Un simple montage habile – même avec de simples ciseaux – a toujours été à même de faire dire à quelqu’un le contraire de ce qu’il a réellement déclaré. De même, en 1995, une vidéo deep fake avant l’heure -celle de l’autopsie de l’extraterrestre de Roswell censée avoir été filmée 50 ans auparavant – a été diffusée sur les chaînes de télévisions du monde entier avant que l’auteur ne révèle la supercherie. Comme à l’inverse, des rumeurs avaient fait état que les premiers pas de l’Homme sur la Lune en 1969 étaient un faux tourné en studio par Stanley Kubrick à fin de propagande. Bref, la guerre du fake, fût-il deep, ne date pas d’aujourd’hui. Et le locataire de la Maison Blanche, en Monsieur Jourdain du deep fake, n’a pas besoin de technologie pour brouiller allègrement les frontières entre le vrai et le faux. Par exemple, quand il rédige, comme récemment, des tweets assassins sur ses homologues européens à bord de l’Air Force One au-dessus de l’Atlantique et à peine le pied posé en Europe, se met à dire l’exact contraire face à ses interlocuteurs.
Au-delà, nous sommes persuadé que, paradoxalement, le deep fake pourrait produire des effets collatéraux vertueux. A la manière d’un vaccin dont le principe curateur est de soigner le mal par le mal. Par exemple, puisque tout peut être falsifiable, cela pourrait permettre de mettre en échec les systèmes de surveillance d’Etat – en déréglant la reconnaissance faciale, notamment – comme on l’observe en Chine. Une arme à double tranchant. Ensuite, en nous plongeant dans l’ère du soupçon généralisé, le deep fake pourrait également nous aider à nous libérer d’un vieux dogme auquel nous sommes tous soumis : celui de croire presque aveuglément ce que nous voyons. Les sens sont trompeurs, ce n’est pas un scoop, mais il n’empêche que, pris dans le flux incessant des réseaux sociaux, nous l’oublions. Tout contenu doit être soumis au soupçon ou a minima à l’interrogation.
Et enfin, justement,le deep fake pourrait remettre au centre du jeu ceux dont c’est le rôle de soupçonner et d’interroger les sources, à savoir les médias et les journalistes, qui retrouveraient ainsi leur légitimité propre face aux réseaux sociaux. Non seulement en démontant les supercheries – il existe des logiciels qui permettent de détecter les trucages – mais surtout en apportant le contexte nécessaire pour décrypter la falsification : la culture et la perspective temporelle, deux points aveugles des réseaux sociaux.
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