“La guerre des intelligences”: morceaux choisis
Dans son nouveau livre, qui paraît ce mercredi, Laurent Alexandre analyse les mutations technologiques du moment et leur oppose un état des lieux, sans complaisance, des inégalités intellectuelles qui caractérisent notre société et déterminent, selon lui, les conditions de vie et l’utilité sociale de chacun de nous.
Ruée vers l’or gris
“Le fait que notre cerveau soit un objet de convoitise n’est certes pas nouveau. (…) Nos goûts et désirs sont des données extrêmement précieuses pour les entreprises – et sont furieusement collectées dès que possible. Nos valeurs et façons de comprendre les choses ont toujours été essentielles pour les politiques. Mais, si l’appétit de compréhension, voire de contrôles extérieurs, de notre cerveau ne fait que grandir et s’intensifier, il est aujourd’hui complété d’un autre motif d’intérêt : l’intelligence est la poule aux oeufs d’or de l’ère NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives, Ndlr). Qu’il s’agisse de le comprendre, de le contrôler, de l’augmenter, de le modifier ou de l’utiliser, le cerveau biologique est devenu le principal champ de bataille de ce siècle. (…) L’intelligence sera plus que jamais la ressource centrale : plus elle sera développée dans le monde, moins il sera possible de s’en passer. Toutes les rivalités de matières premières et de terres fertiles qui ont jalonné l’histoire des hommes ne seront rien a côté de la furie qui animera les pays et les entreprises pour maîtriser l’intelligence la plus élevée. Le potentiel d’innovation sera mobilisé pour créer toujours plus d’intelligence. “
La grenouille et l’orthodontie
“Les exemples de disparition d’emplois apparemment qualifiés que l’on aurait cru protégés de la mécanisation se multiplient. L’évolution de l’orthodontie est révélatrice : ce métier est bouleversé et les orthodontistes n’ont rien vu venir. Le système des bagues et plaquettes nécessite de nombreuses étapes chronophages pour le dentiste. (…) Chaque orthodontiste a son tour de main et ses astuces d’années de pratique. Avec l’arrivée des gouttières Invisalign, tout cela vole en éclats. Le praticien se transforme en distributeur des produits conçus en Californie par l’IA. Plus de 4 millions de traitements orthodontiques ont déjà été conçus par Invisalign et chaque nouveau patient enrichit le système expert qui devient jour après jour toujours plus performant que les humains. L’empreinte est prise électroniquement par l’assistante dentaire à partir de milliers de clichés réalisés par une sonde électronique qui passe devant les dents. Les données numériques partent chez Invisalign en Californie qui est à deux pas de Google, Facebook et Apple. Invisalign analyse les données et quelques millions de milliards d’opérations après, l’IA made in California génère une quinzaine de gouttières transparentes qui sont astucieusement conçues pour déplacer dans le meilleur ordre possible les dents. Tout cela est calculé à partir de la base de données de 4 millions de patients. Dix mille fois plus que l’expérience d’un orthodontiste. Puis un transporteur de type Fedex envoie les gouttières. Bien sûr le dentiste conserve la relation client, et continuera à cultiver l’empathie. Mais 99 % de la valeur ajoutée s’est désormais envolée chez le fournisseur… d’IA. Une grenouille plongée dans une bassine d’eau dont on élève tout doucement la température s’endort sans réaliser qu’elle va mourir. L’orthodontiste est dans une situation comparable : plongé dans la marmite de l’IA, il va mourir tout doucement dans un profond déni technologique.”
L’IA, ce trou noir qui absorbe la valeur
“Aussi scandaleux qu’il ait pu paraître, le lien entre QI et réussite a pourtant été démontré à de nombreuses reprises… Il s’agit d’une vérité statistique et non d’une interprétation idéologique. Non seulement un bas QI augmente très fortement les chances d’avoir un revenu faible, mais encore cela augmente les chances de marginalisation sociale.
S’il est exacerbé à notre époque, le lien entre intelligence et réussite sociale n’a pas attendu le numérique pour exister. Il a été mis en évidence il y a deux décennies à travers le lien statistiquement avéré entre le QI moyen d’un pays et le salaire moyen des individus qui y vivent : environ 75 % des différences économiques entre les pays – la plus ou moins grande richesse – s’expliquent par le QI moyen de la population. Les chercheurs ont même montré que la relation n’était pas linéaire mais exponentielle. Autrement dit, plus le QI est haut, plus il a d’effet sur le salaire : un gain de 5 points de QI multiplie le salaire par 1,45 ; un gain de 10 points se traduit par un doublement du salaire. A l’ère numérique, cette corrélation entre QI et revenus est plus forte que jamais. Au 21e siècle, l’utilité sociale la plus importante est désormais créée par l’algorithme. Le logiciel dévore le monde. Autrement dit : la valeur économique réside désormais dans la capacité à créer des IA qui vont être utiles à des milliards de gens. L’IA devient un trou noir qui absorbe une part croissante de la valeur économique. “
Le Piketty de 2060 sera neurobiologiste et non fiscaliste
“Dans notre société sociale-démocrate, les inégalités nées du libre marché sont censées être compensées par le mécanisme de la fiscalité. Les impôts et prélèvements en tout genre servent à une redistribution tous azimuts. (…) De façon générale, ceux qui disposent des moyens financiers sont mis à contribution pour aider les autres. Or les moyens financiers sont toujours le résultat, à un moment donné, d’une utilité sociale jugée supérieure apportée par les individus. Pour le dire de façon abrupte, la solidarité, au fond, n’est rien d’autre qu’un mécanisme d’atténuation des conséquences de la différence de performance neuronale. L’immense succès du livre de l’économiste Thomas Piketty dénonçant le creusement des inégalités de richesse dans le monde en est une puissante illustration. Là ou une intelligence normale gagne entre 15.000 et 35.000 dollars par an, les petits génies au QI de 160 comme Zuckerberg, Page ou Brin gagnent des milliards de dollars. Aucune fiscalité, sauf à être purement confiscatoire – mais alors elle empêche la création de valeur – ne pourra compenser de telles différences. L’arme fiscale a ses limites. Au 21e siècle, la réduction des inégalités ne se fera plus par la fiscalité, mais par le neuroenhancement. Il sera possible d’égaliser directement l’intelligence, réduisant de fait la nécessité de mécanismes de redistribution a posteriori. L’économiste Ricardo avait raison : le vrai but de l’économie est de réduire les inégalités, ce qui passe aujourd’hui plus que jamais par la réduction des inégalités intellectuelles. “
Inadéquation de l’école à l’IA
“Comment peut-on espérer que l’école, dans sa forme actuelle, prépare aux métiers de demain ? Ces tâches complexes non routinières dont on ne connaît pas la teneur, comment le système actuel pourrait-il y préparer ? Comment, autrement dit, un système encore centré sur l’enseignement en silo de matières quasiment inchangées depuis le 19e siècle, par des personnels formés il y a 30 ans et sélectionnés pour leur stricte conformité aux canons scolaires – via les concours de recrutement comme l’agrégation – pourrait-il préparer à un monde du travail radicalement différent ? (…) A terme, on peut imaginer que les cours soient systématiquement paramétrés via des enregistrements de l’activité cérébrale pour que leur rythme, progression et organisation générale correspondent exactement à l’état cérébral de l’élève. Dans quelques décennies, enseigner sans connaître les caractéristiques neurocognitives et génétiques d’un enfant paraîtra aussi absurde et antédiluvien que de soigner un cardiaque sans ECG ou un cancéreux sans scanner ou IRM… ”
Intelligence artificielle
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