La course à l’hégémonie dans l’intelligence artificielle: “Les bulles spéculatives sont bénéfiques”

Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Une vague d’investissements déferle sur l’économie américaine, avec dans leur ligne de mire l’intelligence artificielle. Ces centaines de milliards de dollars alimentent-ils une bulle industrielle d’une ampleur jamais vue ? La percée de l’IA ouvre-t-elle la voie à une nouvelle économie, marquée par davantage de croissance et moins d’inflation ? Le jury délibère encore, mais le potentiel de l’IA est immense.

Que se passerait-il si l’intelligence artificielle devenait plus intelligente que l’être humain ? Ce moment n’est pas encore à portée de main, mais il transformerait radicalement l’économie et la société. Dans le scénario le plus optimiste, les machines deviendraient si performantes qu’elles pourraient produire tout ce dont les individus ont besoin. Le problème fondamental de l’économie — la rareté — disparaîtrait alors. Dans le scénario le plus sombre, les machines deviendraient malveillantes une fois qu’elles surpasseraient l’intelligence humaine, ce qui signerait la fin de l’humanité. Ces scénarios ne proviennent pas de scénaristes de science-fiction, mais d’économistes du bureau de Dallas de la Réserve fédérale américaine. La réalité semble rattraper la fiction.

La probabilité qu’un de ces scénarios extrêmes se réalise reste néanmoins négligeable, admet la Fed de Dallas. Le scénario le plus vraisemblable est que l’IA permette de maintenir la progression graduelle du niveau de vie, observé depuis 150 ans. Depuis la révolution industrielle, le produit intérieur brut (PIB) par habitant a augmenté de 1,9 % par an aux États-Unis. Cette hausse est restée stable, malgré deux guerres mondiales, de graves récessions et des ruptures technologiques. « L’IA est la dernière technologie en date qui permet de préserver la croissance historique du niveau de vie », affirme la Fed de Dallas.

Explosion des investissements

L’IA marque déjà profondément l’économie américaine. Les investissements dans ce domaine ont explosé depuis le lancement de ChatGPT à l’automne 2022. Les investissements directs dans l’IA — depuis les puces Nvidia jusqu’à la construction de centres de données — ont augmenté de plus de 300 milliards de dollars. Cela représente environ 1 % du PIB américain. Plus largement, les investissements dans l’infrastructure informatique et les logiciels progressent de 15 % par an et atteignent désormais 1.500 milliards de dollars, soit environ 5 % du PIB.

Et la frénésie d’investissement est loin de s’essouffler. Les géants technologiques américains — Alphabet, Amazon, Microsoft et Meta — injectent des centaines de milliards de dollars dans la puissance de calcul et les centres de données. Et ce tant pour entraîner leurs propres modèles d’IA que pour louer cette capacité à d’autres acteurs. À l’heure actuelle, ces entreprises investissent environ 300 milliards de dollars par an, mais elles ont déjà annoncé qu’elles augmenteront ce montant l’année prochaine. Selon la banque d’affaires Morgan Stanley, Microsoft et les autres géants devraient investir environ 700 milliards de dollars en 2027.

Une demande plus forte que l’offre

Microsoft observe un niveau de demande tel que l’entreprise souhaite doubler sa capacité dans les deux prochaines années. « Nous manquons de puissance de calcul depuis plusieurs trimestres. Nous pensions résorber ce déficit, mais cela n’arrive pas. La demande continue de croître », déclarait Amy Hood, CFO de Microsoft, lors de la publication des derniers résultats trimestriels. Même son de cloche chez Amazon. « Nous investissons de manière très agressive, parce que nous voyons la demande augmenter », affirmait Andy Jassy, son CEO.

Les géants technologiques sont également engagés dans une course à la domination technologique. Quiconque parviendrait à créer une IA générale — capable de raisonner et d’être au moins aussi intelligente que l’être humain — obtiendrait un avantage compétitif considérable, estiment les analystes. « Celui qui y parviendra deviendra si dominant que les entreprises technologiques mettront tout en œuvre pour gagner cette course. Cela augmente le risque de surinvestissement », explique Hans Bevers, économiste en chef de Bank Degroof Petercam. Microsoft et les autres géants évaluent les risques d’investir trop peu en IA comme bien plus élevés que ceux d’investir trop.

« Les investissements dans l’IA créent une bulle au caractère bienveillant. Elle apporte des bénéfices durables à la société. » — Jeff Bezos, Amazon

Une bulle industrielle

Avec de tels montants, il est probable qu’une partie du capital ne soit pas employée de manière optimale, avertissent certains critiques. Ils redoutent que la vague d’investissements dans l’IA ne prenne les allures d’une bulle, vouée à éclater si les rendements attendus ne se matérialisent pas.

« Les investissements dans l’IA gonflent une bulle bienveillante. Il s’agit d’une bulle industrielle et non d’une bulle financière malveillante. Cette bulle procure des avantages durables à la société, même si les cours boursiers devaient s’effondrer. Et les avantages de l’IA sont gigantesques », déclarait Jeff Bezos début octobre lors d’une conférence à Turin. Le fondateur et président exécutif d’Amazon a établi un parallèle avec la bulle internet des années 1990. L’infrastructure de câbles construite à cette époque est toujours utilisée aujourd’hui, bien que la bulle boursière ait éclaté en 2000.

« Les bulles sont bénéfiques », renchérit Eric Schmidt, ancien CEO de Google. « Leur rôle historique est de transférer massivement du capital vers les nouvelles technologies et infrastructures, ce qui est positif pour la société. Je pense que l’IA n’est pas surestimée. Son potentiel est même encore sous-estimé. J’ai hâte d’avoir raison d’ici cinq à dix ans. Quelle est la valeur de l’entreprise qui développera l’IA générale ? C’est un chiffre colossal. Aucune entreprise n’aura jamais valu autant. »

Pas de surcapacité

Pour l’instant, ce flot de capital semble encore bien utilisé. Il n’y a aucune surcapacité : au contraire, toute puissance de calcul supplémentaire trouve immédiatement preneur. Les investissements des géants technologiques paient d’ores et déjà en croissance du chiffre d’affaires et des bénéfices. La principale contrainte est désormais l’accès à suffisamment d’électricité pour alimenter les centres de données. « Un scénario boom-bust menace toutefois. La pénurie de puissance de calcul déclenche de vastes investissements, mais en cas de récession, une forte surcapacité guette », avertit Erik Buyst, professeur d’économie à la KU Leuven.

Microsoft semble reconnaître ce risque et loue une partie de sa capacité auprès d’autres acteurs. Ainsi, si la musique s’arrête, elle ne restera pas avec des centres sous-utilisés.

Une ambiance digne des années 1990

Les investissements dans l’IA pèsent fortement sur la dynamique économique américaine. Le marché du travail montre des signes de stagnation, mais l’économie continue de croître d’environ 1,5 % par an. Les estimations varient, mais cette croissance est en grande partie due aux dépenses élevées consacrées à l’infrastructure IA. Sans cette vague d’investissements, l’économie serait probablement proche de la récession, comme on pouvait s’y attendre compte tenu de la politique commerciale agressive du président Trump.

Cette impulsion rappelle fortement les années 1990, lorsque la frénésie internet avait entraîné des investissements massifs dans les câbles et autres infrastructures numériques. Et ces montants étaient eux-mêmes inférieurs à ceux investis auparavant dans l’infrastructure ferroviaire. Entre 1870 et 1875, les États-Unis consacraient jusqu’à 5 % de leur PIB à la construction de lignes de chemin de fer.

Mais câbles et rails ont une durée de vie beaucoup plus longue que les semi-conducteurs. Environ un tiers des investissements dans l’IA finance les puces Nvidia, dont la durée de vie est limitée à trois à cinq ans.

« Une hausse de la productivité d’un point de pourcentage est réaliste — et cela ferait déjà toute la différence. » — Peter Vanden Houte, ING Belgique

Transformer structurellement l’économie

Les investissements dans l’IA ne donnent pas seulement un coup de fouet immédiat à l’économie : ils pourraient également la transformer structurellement, comme dans les années 1990. L’essor de l’informatique avait alors généré d’importants gains de productivité, permettant de maintenir une croissance élevée sans déclencher d’inflation supplémentaire. Ce choc positif d’offre semblait donner naissance à une nouvelle économie. En 1998, Alan Greenspan, président de la Fed, observait que la pression inflationniste, habituellement associée à une expansion prolongée, ne se matérialisait pas. Le marché du travail était tendu, mais les coûts et les prix restaient contenus grâce aux gains de productivité.

Greenspan fut l’un des premiers à identifier ces nouvelles dynamiques, ce qui l’amena à ne pas entraver cette expansion économique prolongée. La politique monétaire accommodante a d’ailleurs contribué à la bulle internet de la seconde moitié des années 1990. Greenspan lui-même parlait dès 1996 « d’exubérance irrationnelle », mais la bulle n’a éclaté qu’en 2000. « L’économie semblait écrire le scénario de Boucles d’Or », analyse Erik Buyst. « Grâce aux gains de productivité, croissance et inflation restaient dans une zone idéale. Mais le rêve d’une économie sans récession a volé en éclats en 2000 lorsque l’éclatement de la bulle a entraîné une récession modérée. »

Une économie à deux vitesses

Alors que Greenspan fut le chef d’orchestre de la nouvelle économie, l’actuel président de la Fed, Jerome Powell, ne voit pas encore émerger une nouvelle ère économique. L’inflation demeure légèrement trop élevée et les gains de productivité ne sont pas encore suffisamment établis pour justifier un assouplissement monétaire plus rapide. Mais Powell n’ignore pas les leçons du passé : « Les investissements dans l’IA et les centres de données constituent une source claire de croissance. Ils génèrent un retour évident et une forte valeur économique. Dans les années 1990, la bulle internet reposait davantage sur des idées que sur des entreprises viables. C’était une bulle spéculative marquée. Aujourd’hui, les entreprises technologiques ont des modèles d’affaires solides et génèrent des bénéfices », déclarait-il lors de la dernière réunion sur les taux.

La croissance américaine est soutenue non seulement par les investissements en IA, mais aussi par des marchés boursiers florissants qui stimulent la consommation. Même si la détention d’actions est plus répandue qu’en Europe, ce sont surtout les ménages les plus aisés qui bénéficient de cet effet de richesse. La consommation dessine ainsi une reprise en K : la jambe ascendante des hauts revenus, qui dépensent davantage, et la jambe descendante des ménages plus modestes, en difficulté.

« L’économie américaine présente deux visages. Le secteur technologique se porte extrêmement bien, mais les secteurs plus traditionnels peinent à croître », souligne Peter Vanden Houte, économiste en chef d’ING Belgique. En Europe, l’écart est encore plus marqué : des secteurs tels que la chimie et l’automobile souffrent d’une surcapacité considérable. « Une économie doit fonctionner sur tous les fronts pour rester en bonne santé », rappelle Erik Buyst.

Microsoft et Amazon montrent la voie

Si l’IA stimule la croissance à court terme, peut-elle aussi générer une nouvelle impulsion à long terme ? Oui, si elle permet d’accélérer les gains de productivité. Les estimations varient fortement : certains évaluent les gains supplémentaires à 0,2 point de pourcentage par an au cours des dix prochaines années, tandis que d’autres avancent jusqu’à 3 points. Dans le premier scénario, l’effet sur le niveau de vie est notable mais modéré ; dans le second, il ouvrirait une période de croissance économique inédite.

« Pour l’instant, nous n’avons pas de preuve statistique d’une hausse de productivité, mais les indices anecdotiques se multiplient », note Hans Bevers. Microsoft en est un exemple : l’entreprise a réduit son personnel de 6 % depuis 2023, alors que son chiffre d’affaires continue de croître fortement. Amazon a annoncé il y a deux semaines 14.000 licenciements, l’IA permettant une organisation beaucoup plus efficace. « Combien d’agents IA — des systèmes logiciels remplaçant des tâches humaines — employez-vous déjà ? » est une question que de nombreux dirigeants pourraient bientôt entendre.

Les gains de productivité d’une nouvelle technologie apparaissent d’abord dans les entreprises du secteur lui-même. « Pour les petites entreprises, la transition est bien plus difficile, et l’effet macroéconomique ne se manifeste que lorsque la technologie est largement adoptée », explique Erik Buyst. « L’histoire montre que les innovations mettent du temps à générer des gains mesurables. L’utilisation d’une nouvelle technologie est une chose ; construire des modèles économiques basés sur celle-ci en est une autre. Ce processus demande des années. L’IA n’est pas encore la solution miracle. Son potentiel est immense, mais nous allons trop vite. L’impact des grandes innovations est surestimé à court terme et sous-estimé à long terme. »

Un immense potentiel

Lors du déploiement de l’électricité dans les années 1920 ou de l’internet dans les années 1990, il a fallu des années pour que les gains de productivité apparaissent dans les statistiques. « Les gains les plus importants se produisent lorsque les organisations et les processus de production s’adaptent pleinement à la nouvelle technologie. Nous devons encore apprendre à utiliser l’IA de manière productive. Dans la technologie, ce travail a commencé, mais jusqu’où l’IA peut-elle être déployée dans le reste de l’économie et dans le secteur public ? Le potentiel est énorme, mais les estimations divergent fortement. Une hausse de productivité d’un point de pourcentage est toutefois réaliste. Et cela ferait déjà une différence majeure », affirme Peter Vanden Houte.

La révolution IA risque toutefois de demeurer largement américaine. « L’Europe a manqué le train dans les années 1990. Ce n’est pas un hasard si l’écart de prospérité avec les États-Unis s’est depuis creusé. Et cet écart risque encore de s’amplifier. Cela pourrait nourrir encore plus de frustrations dans les urnes », prévient Erik Buyst.

« L’intelligence artificielle n’est pas encore la solution miracle. La technologie a un énorme potentiel, mais nous allons trop vite. » — Erik Buyst, KU Leuven

« Il faudra déployer l’IA dans le plus grand nombre de secteurs possible », estime Peter Vanden Houte. « Cela suppose aussi des marchés du travail flexibles — un avantage américain. En outre, les gains de productivité apparaîtront d’abord dans le secteur technologique, deux fois plus important aux États-Unis qu’en Europe. L’effet productif de l’IA risque donc d’être beaucoup plus faible en Europe. »

Gains d’efficacité mais bouleversements majeurs

L’IA promet non seulement des gains d’efficacité, mais aussi des bouleversements majeurs. Le gestionnaire d’actifs Blackstone avertit que l’IA pourrait déstabiliser de nombreuses industries. « Les investisseurs sous-estiment la capacité de l’IA à écraser des secteurs entiers. Elle bouleverse déjà des domaines comme la comptabilité, le conseil et l’assistance juridique. Les éditeurs et les entreprises de logiciels sont également exposés.» En Bourse, les entreprises de centres d’appels voient leurs cours s’effondrer, comme si le marché anticipait leur remplacement total par l’IA.

Si l’IA est largement adoptée, le potentiel est immense, confirme Hans Bevers. « Les études académiques suggèrent que l’IA peut augmenter la productivité du travail de 10 à 50 %. Restons au milieu de cette fourchette, avec une amélioration de 20 %. Si l’on applique ces 20 % à 75 % des entreprises, on obtient une hausse de la productivité du travail de 15 %. Sur dix ans, cela représente 1,5 % de croissance économique supplémentaire par an. C’est gigantesque. »

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