La Belgique a-t-elle de quoi attirer les talents techs?
Un changement dans le régime des droits d’auteur et un système trop rigide des stock-options agitent l’écosystème des entrepreneurs techs depuis plusieurs semaines. L’ensemble nuirait à l’attractivité de notre pays. En pleine guerre des talents, ce serait gênant. Mais est-ce vraiment les seuls points attirants de la Belgique?
L’écosystème de la tech belge est en ébullition depuis quelques semaines. Après le grand débat sur le mécanisme des droits d’auteur que pas mal de start-up utilisent régulièrement pour payer favorablement leurs développeurs, c’est la question des stock-options qui a animé les discussions entre patron de la tech. Le sujet a été mis sur la table suite au départ de Collibra, le spécialiste belge du data management valorisé plus de 5 milliards d’euros. La scale-up bruxelloise annonçait en effet un changement de structure afin d’être chapeautée par un holding néerlandais. A en croire Felix Van de Maele, le CEO de Collibra, c’est le régime belge des stock-options qui poserait problème: trop complexe, pas assez flexible. Une remarque dans laquelle se sont ensuite engouffrés pas mal de boss de start-up: le départ de Collibra serait un signal d’alarme. La Belgique risquerait de ne plus être assez attractive. Le contexte fiscal, la multiplication de postes vacants dans la tech, le faible nombre de start-up stars… En pleine guerre des talents et à l’heure où les employés peuvent travailler pour n’importe quelle entreprise étrangère à distance, il y aurait de quoi s’inquiéter. D’autant que notre pays reste mal classé dans les études internationales liées au secteur de la tech. Pour preuve, le classement officiel européen DESI (Digital Economy and Society Index) dans lequel la Belgique occupe la 16e place en 2022, quatre échelons plus bas que l’année précédente. Quant au classement des pays favorables aux start-up, mené par Startup Blink en 2022, notre pays y occupe la 13e place en Europe. Rien d’hyper- folichon. La nouvelle donne à laquelle pourrait être confronté l’écosystème laisse donc songeur.
On observe malheureusement toujours une déconnexion entre le monde entrepreneurial et politique. Il n’y a pas cette vision partagée.” LAURENT HUBLET (BECENTRAL)
Droits d’auteurs rabotés
Le premier tremblement de terre récent dans le microcosme tech belge? La question des droits d’auteur, dont les modifications de régime pourraient frapper durement les entreprises du digital. Dans le cadre de la grande réforme fiscale portée par le ministre des Finances, Vincent Van Peteghem, les développeurs informatiques pourraient être exclus de ce régime avantageux de droits d’auteur (taxe unique de 15%). A l’heure d’écrire ces lignes, le flou persistait, certes, encore à ce sujet. Mais les entreprises du secteur n’ont pas tardé à se mobiliser. Une pétition en ligne s’opposant à cette exclusion a atteint plus de 5.226 signatures, dont celle de grands noms du secteur.
En effet, beaucoup de start-up utilisent les droits d’auteur pour payer leurs développeurs, considérés comme des “auteurs” dans le sens où ils créent du code original. Un changement de cadre pourrait donc leur coûter cher. “La majorité des développeurs perdraient entre 200 et 600 euros net par mois en raison d’une augmentation des taxes directes”, note le créateur de la pétition. Sur son compte LinkedIn début novembre, Fabien Pinckaers, le boss d’Odoo, partageait sa vision de l’impact qu’aurait la disparition du régime des droits d’auteur: “Un des mécanismes pour arrondir les angles d’un système belge qui est l’un de ceux qui taxent le plus l’emploi est le revenu lié à la propriété intellectuelle. Nos développeurs sont déclarés à 25% de leur temps en propriété intellectuelle, leur net passe alors de 2.131 euros par mois à 2.469 euros pour un même coût entreprise”.
Stock-options trop lourdes et complexes
Le second soubresaut est survenu après le “départ” de Collibra du marché belge. Ou plus précisément d’un changement de structure lui permettant de dépendre d’un holding néerlandais, et donc de profiter d’un autre système de stock-options. En Belgique, celui-ci serait trop lourd, trop compliqué. Résultat? “Très peu de boîtes belges sont très généreuses en capital salarié, observe Quentin Nickmans, cofondateur du start- up studio eFounders. Parce que c’est trop compliqué à mettre en oeuvre”. Et le bénéficiaire doit soit payer des taxes (favorables) au moment de l’attribution des stock-options, avant de pouvoir exercer son droit et sans savoir ce que vaudra la société, soit être taxé plus lourdement.
“Le cadre juridique belge n’est pas propice aux stocks-options, confirme Cédric Donck, fondateur de Virtuology, groupe de start-up actives dans le marketing digital. En Grande-Bretagne ou aux USA, le système est beaucoup plus flexible et permet d’intéresser bien mieux les employés. En Belgique, cela reste compliqué, notamment en raison de la charge administrative liée à la gestion de ces stock-options.” Et Thibaud Elzière, cofondateur d’eFounders, d’enchaîner: “Ce n’est certes pas le régime des stock-options à lui seul qui fait que des gens créent des boîtes mais c’est une condition nécessaire pour qu’un écosystème se crée. Ce n’est pas suffisant mais c’est nécessaire”.
De fait, ces deux points “techniques” ne constituent pas les seuls critères qui permettent de jauger de l’attrait de notre pays en matière de développement de start-up de la tech. “Notre attractivité ne se résume évidemment pas à quelques mesures fiscales, confirme Laurent Hublet, CEO du campus digital BeCentral. La Belgique a de quoi développer un positionnement bien meilleur que pas mal d’autres pays européens. Il existe d’autres critères. Encore faut-il les mettre en avant et disposer d’une stratégie d’ensemble.”
Centrale et pas chère
Premier critère, selon Laurent Hublet: notre position géographique, au coeur du continent et proche de pôles comme Paris, Amsterdam ou Londres. Et l’attractivité de notre capitale. Thibaud Elzière en témoigne: “Bruxelles offre une qualité de vie est incroyable, l’immobilier est bien plus accessible que les autres grandes capitales européennes, que l’on peut en outre rejoindre rapidement en train. De plus, culturellement, la ville est juste dingue si on la compare à d’autres villes européennes de taille semblable.” L’homme sait de quoi il parle: à la tête du start-up studio eFounders depuis un peu plus de 10 ans, il est avec son associé Quentin Nickmans à l’origine de plus d’une trentaine de sociétés techs, dont plusieurs licornes européennes. Leur studio a été fondé à Bruxelles d’où ce Français d’origine développe des start-up un peu partout dans le monde.
L’image de Bruxelles, ville que je connais le mieux, est calamiteuse auprès des Français.” THIBAUD ELZIÈRE (EFOUNDERS)
Par ailleurs, la proximité des instances européennes permettrait à la Belgique de se positionner sur des thématiques fortes. “La technologie est aujourd’hui devenue un enjeu politique et de régulation important, enchaîne Laurent Hublet. Les questions de souveraineté européenne face aux géants américains et chinois du numérique sont cruciales”. Or, sur ce terrain-là, tout se décide à Bruxelles. Les développements de l’intelligence artificielle (IA) nécessitent aussi de se poser de vraies questions. Ses algorithmes lui permettront de prendre certaines décisions à la place des êtres humains. Peut-on laisser toute latitude à l’IA? Comment encadrer ce nouveau secteur au niveau supranational? Déjà en 2018, l’entrepreneur Laurent Alexandre, observateur avisé de ces questions, insistait dans nos colonnes: “Bruxelles aurait un intérêt à déployer un grand think tank spécialisé dans les questions d’éthique et de réglementation de l’intelligence artificielle. Sa position européenne justifierait un tel projet susceptible d’attirer de grands spécialistes du domaine.” Et l’IA n’est pas la seule thématique qui nécessite une expertise forte autour des instances européennes: la cybersécurité, la souveraineté numérique, la vie privée, la citoyenneté numérique…
D’autres atouts sont également mis en avant pour justifier de l’attractivité belge. Comme “la présence de nombreuses universités dotées de qualités techs dans un périmètres restreint, souligne Laurent Hublet. La KU Leuven est très forte en matière de semi-conducteurs et en crypto, l’université de Gand est au top dans le domaine des logiciels, avec une solide start-up mafia née à Gand. On peut aussi citer des noms comme Hugues Bersini (ULB), spécialiste de l’intelligence artificielle, ou Jean-Jacques Quisquater (UCLouvain), spécialiste de la crypto. En Belgique, le niveau de recherche fondamental est élevé et de qualité.”
Besoin d’un marketing ambitieux
Ce qu’il manque alors à la Belgique? “Un bon marketing, réagit d’emblée le CEO de BeCentral. A l’inverse de notre pays, certains Etats ont fait le choix d’une stratégie offensive et proactive pour se positionner sur le numérique.” Et de prendre le Portugal en exemple. Les autorités y ont créé l’AICEP, une agence publique destinée au développement d’un environnement business compétitif. Celle-ci a rédigé un argumentaire spécifique sur la tech. Sa brochure Why Portugal a de quoi inspirer: 26 pages qui mettent en avant les références du pays, les stars étrangères de la tech qui s’y sont installées, les investissements locaux, les statistiques des écosystèmes à Porto et Lisbonne. Mais aussi les nombreux “avantages compétitifs” du pays: présence des talents IT locaux et étrangers et de programmes de développement de talents, incitants financiers existants (soutien financier en R&D, exemptions de taxes pour les jobs créés, régime fiscal favorable pour les expatriés, etc.). Un document qui ne change pas lui-même l’attractivité du Portugal mais témoigne d’un message cohérent et commun des autorités pour attirer les talents tech et faire du pays un nouveau pôle du digital…
Thibaud Elzière d’eFounders partage cette nécessité de jouer la carte du country marketing. Pour l’entrepreneur d’origine française, “l’image de Bruxelles, ville que je connais le mieux, est calamiteuse auprès des Français. Or, plus il y aura de gens qui voudront venir en Belgique, plus il s’y passera des choses, y compris au niveau entrepreneurial.” Jusqu’ici, chaque Région a joué sa carte marketing, comme la Wallonie avec Digital Wallonia. Certes, avec une belle visibilité belge mais aussi avec une portée internationale plutôt limitée.
Et Laurent Hublet d’enchaîner: “Si l’écosystème s’est bien développé, on observe malheureusement toujours une déconnexion entre le monde entrepreneurial et politique. Il n’y a pas cette vision partagée. Or, le country branding ne doit pas venir que du politique. Cela doit faire l’objet d’un effort conjoint entre entrepreneurs et décideurs publics. Il faut désormais vraiment parvenir à construire quelque chose qui nous rassemble et afficher une identité belge.” Y compris dans la tech.
16e
La place de la Belgique dans le classement officiel européen DESI (Digital Economy and Society Index) en 2022. Notre pays était 12e en 2021.
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