Paul Vacca
Internet ou l’économie de la tension
L’économie de l’attention, celle qui permet aux plateformes ou aux applications de nous garder le plus longtemps possible dans leurs filets numériques, repose sur un principe simple. Plus nous restons connectés, plus nous générons de données – pertinentes ou pas – et plus celles-ci sont vendues aux marques comme autant de voies royales vers notre engagement pour elles.
Pour autant, cette économie n’est pas nouvelle. Elle serait même vieille comme le monde. Le premier conteur de la Terre comptait déjà sur l’attention de son audience pour en recueillir des faveurs. Et que dire du stratagème de Shéhérazade, la conteuse des Mille et une nuits ? Fille aînée du grand vizir, elle se doit jour après jour de garder en éveil l’attention du sultan si elle ne veut pas voir sa tête tranchée à l’aube. Pour elle, l’attention est une question de vie ou de mort.
L’attention devient véritablement un marché avec la naissance de la publicité au 19e siècle. Lorsqu’Emile Girardin l’introduit dans les journaux qui étaient tristes à mourir. Car il lui faut bien trouver un moyen de capter l’attention des lecteurs. Ce sont les romans feuilletons hauts en péripéties qui s’en chargent. Puis vient le temps de la radio et de la télévision avec les soap-opéras – financés par les lessiviers – puis les séries avec leurs cliffhangers visant à harponner les téléspectateurs pour les retrouver épisode après épisode et saison après saison.
Pour autant, si ce marché n’est pas nouveau, il prend avec Internet une nouvelle forme. De Shéhérazade à Game of Thrones, l’attention procéde finalement d’une même dynamique, celle qui consiste à connaître la suite, à tisser un fil narratif de façon que l’on pourrait qualifier de linéaire.
Le meilleur moyen de garder l’attention des internautes, c’est de les conduire vers des contenus toujours plus radicaux, plus clivants, plus tendus.
Avec Internet, on assiste à un changement de nature du marché de l’attention. Celle-ci se délinéarise pour devenir tentaculaire. Déjà avec Netflix, une évolution s’est opérée. En livrant tous les épisodes à la fois, la plateforme développe chez le spectateur un nouveau mode d’attention. Libérée de la programmation, l’attention se libère aussi de sa linéarité. Elle se fait plus immersive, moins mécanique. Le binge watching provoque une sensation d’aspiration, de plongée. Mais c’est surtout avec les réseaux sociaux que l’économie de l’attention mute véritablement.
Une nouveau mécanisme immersif de l’attention que la sociologue et auteure Zeynep Tufekci a parfaitement réussi à identifier dans un article du New York Times paru en mars dernier et intitulé YouTube, the Great Radicalizer. Elle y fait part de son expérience durant la campagne présidentielle américaine de 2016. Visionnant un certain nombre de vidéos de meetings de Donald Trump sur YouTube, elle se rend alors compte que la fonction ” lecture automatique ” lui recommande des vidéos de mouvements white supremacists – des mouvements racistes dans la mouvance du Ku Klux Klan – et puis de fil en aiguille se trouve face à des vidéos néo-nazies et négationnistes… Intriguée, elle ouvre un autre compte YouTube et visionne des vidéos des meetings de campagne d’Hillary Clinton. La lecture automatique la dirige assez rapidement vers des contenus de Bernie Sanders, puis de ” conspirationnistes de gauche ” et même sur l’existence d’une agence secrète gouvernementale responsable du 11 septembre… Poursuivant sa plongée, elle découvre que cette même dérive vers des contenus toujours plus extrêmes fonctionne pour des sujets qui ne sont pas politiques : les vidéos végétariennes mènent vers des vidéos véganes, le jogging à l’ultra-marathon. Sa conclusion est que YouTube est un instrument de radicalisation. La lecture automatique en rajoute toujours plus : le gris clair mène au noir et le rose pâle devient rouge sang.
Comment expliquer ce phénomène ? Il ne faut pas y voir la main des ingénieurs de YouTube qui seraient des fanatiques visant à nous radicaliser, explique Zeynep Tufekci. Mais tout simplement une résultante de la politique de Google – propriétaire de YouTube – qui vend de l’attention aux marques. Or, son algorithme ” sait ” que le meilleur moyen de garder l’attention des internautes, c’est de les conduire vers des contenus toujours plus radicaux, plus clivants, plus tendus. Pour Internet, le marché de l’attention devient en fait un marché de la tension.
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