La société bruxelloise Healthentia a été la première entreprise belge à obtenir la certification de classe IIa pour un dispositif médical de ce type selon le règlement européen sur les dispositifs médicaux (Medical Device Regulation). L’entreprise du fondateur et CEO grec, Sofoklis Kyriazakos, est maintenant entièrement prête pour la commercialisation.
Sofoklis Kyriazakos se décrit comme un Européen dans l’âme, ce qui se reflète dans le grand tour qu’il a effectué. Le Grec est allé à Aix-la-Chapelle pour ses études d’ingénieur, est retourné en Grèce pour un doctorat, puis a entamé une carrière dans laquelle il a combiné aussi longtemps que possible les rôles d’universitaire – “cela alimentait le besoin d’aller toujours plus loin dans la recherche de solutions” – et d’entrepreneur. Pendant qu’il fondait plusieurs entreprises, il a continué à enseigner au Danemark, d’abord à l’université d’Aalborg, puis à celle d’Aarhus.
Ce n’est qu’en 2023 – entretemps, il avait fondé Healthentia, sa troisième entreprise – qu’il a abandonné cette double vie pour se consacrer pleinement à l’entrepreneuriat. Healthentia – officiellement appelée Innovation Sprint – collecte, visualise et traite les paramètres de santé des patients pour mieux les suivre et les soigner. L’application de Healthentia est également utilisée pendant les essais cliniques.
Télésurveillance et coach numérique
Pour les patients chroniques, l’application est une solution de télésurveillance et un coach numérique qui les aide à adapter leur comportement. Les facteurs de risque liés au comportement sont la principale cause des maladies chroniques telles que les problèmes cardiaques et le cancer. Pour les hôpitaux, Healthentia fournit une mine de données. Le logiciel de l’entreprise medtech – “medtech” étant la contraction entre médecine et technologie – est une application que les patients installent sur leur smartphone, et non un appareil physique. Selon la réglementation européenne, le logiciel est aussi reconnu comme un dispositif médical sous la dénomination software as a medical device.
La scale-up est désormais active dans 10 pays, génère environ un million d’euros de chiffre d’affaires, et souhaite porter ce montant à 5 millions dans deux ans. L’entreprise, dont les bureaux sont situés près des Cliniques universitaires Saint-Luc à Woluwe-Saint-Lambert, compte actuellement 16 collaborateurs. Elle a été admise au début de cette année au sein de l’accélérateur BEyond de la Pulse Foundation, qui accompagne les entreprises technologiques belges ambitieuses et prometteuses.
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TRENDS-TENDANCES. A-t-il été difficile d’obtenir la certification pour commercialiser votre produit dans l’Union européenne ?
SOFOKLIS KYRIAZAKOS. Je n’oublierai jamais comment, au cours des premières années de l’entreprise, nous avons présenté plusieurs innovations à une personne connue d’un grand fabricant d’équipements médicaux. Il a dit que ce que nous faisions était très bien et nous a demandé si nous avions déjà entendu parler du nouveau règlement sur les dispositifs médicaux (MDR) qui allait arriver en 2021 ? Nous n’en avions aucune idée. Cela a été un véritable choc pour nous (rires). Ce MDR constitue le cadre réglementaire de l’Union européenne pour les dispositifs médicaux. Si vous mettez un dispositif sur le marché, la sécurité des patients doit être garantie. Il ne peut pas arriver que des patients reçoivent de mauvaises instructions ou soient mal surveillés.
Pendant deux ans, nous avons travaillé pour obtenir cette certification, en adaptant à chaque fois le design sur la base des remarques reçues. Fin décembre, nous avons obtenu la certification en classe IIa en tant que première entreprise belge. La certification de classe I s’applique aux dispositifs à très faible risque. Pour les dispositifs de classe II, les conditions sont beaucoup plus strictes, c’est vraiment un processus difficile. Maintenant que le MDR est acquis, nous sommes en train de suivre le processus de certification pour la FDA américaine. Mais entre-temps, nous pouvons commencer la commercialisation en Europe. Nous avons déjà 48 hôpitaux comme clients dans 10 pays, dont la Belgique.
Vous êtes parti du mode de vie des patients pour concevoir l’application de Healthentia. Pourquoi est-ce si important ?
Il y a 10 ans, j’étais très impliqué dans les solutions de santé numériques en tant qu’universitaire. Comment obtenir les données provenant des wearables (informatique vestimentaire, ndlr) et autres appareils, et comment les transformer en tendances et en analyses ? Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à comprendre à quel point il est difficile d’impliquer correctement le patient. On peut développer une application parfaite, mais si les utilisateurs ne saisissent pas correctement leurs données, elle ne fonctionnera jamais. On ne peut pas partir du principe que les patients font ce que le médecin leur dit.
Pour les malades chroniques, il est aussi très important que tout soit connecté. Une personne atteinte de diabète de type 2 peut, après quelques années, développer un problème cardiaque ou un cancer. Il ne faut pas non plus oublier que beaucoup de malades chroniques sont seuls. Nous leur proposons une application avec coaching virtuel. Vous pouvez voir cela comme un chatbot qui incite les patients à modifier leur comportement.
“On peut développer une application parfaite, mais si les utilisateurs ne saisissent pas correctement leurs données, elle ne fonctionnera jamais.”
Votre appareil contourne donc la faible fiabilité des données saisies par les patients ?
Trois personnes sur quatre qui meurent dans le monde étaient atteintes d’une maladie chronique. Quarante pour cent de ces décès sont liés au mode de vie et auraient pu être évités ou gérés autrement. Des recherches ont montré que le dénominateur commun de toutes les maladies chroniques est le mode de vie. Si les Américains meurent en moyenne sept ans plus tôt que les Japonais, cela est lié à leur mode de vie. Ce n’est pas parce qu’on dit à des fumeurs qu’ils feraient mieux d’arrêter qu’ils le feront. Il existe de nombreuses techniques pour provoquer un changement de comportement, mais une très importante est la connaissance. Si un patient diabétique de type 2 comprend mieux comment fonctionne sa maladie et ce qui se passe dans son corps avec, par exemple, les glucides, il devient plus prudent.
Vous commencez la commercialisation, mais votre logiciel n’est-il pas déjà utilisé dans les hôpitaux ?
En fait, nous avons commencé en Italie, pour surveiller des patients lors d’essais cliniques pour un grand laboratoire pharmaceutique. C’était en 2020, juste au moment où l’Italie devenait l’épicentre de la pandémie de coronavirus. Il n’y avait pas encore de tests à faire soi-même, le diagnostic était basé sur des symptômes comme la toux et la fièvre. Les hôpitaux italiens ont commencé à fournir notre application aux patients chroniques, car les patients atteints de cancer, par exemple, ne pouvaient pas venir à l’hôpital, pour éviter toute contamination. Nous n’en avons tiré aucun revenu, mais nous étions extrêmement fiers d’avoir pu aider et notre application s’est avérée être un grand succès. Plus tard, notre appli a aussi été utilisée durant le programme de vaccination et on pouvait la télécharger sur l’App Store ou le Galaxy Store. C’était le début de notre solution en tant que ‘logiciel en tant que service’.
Quel est le modèle économique ?
Le patient ne doit jamais payer. Qui paie dépend de l’usage. Si les entreprises pharmaceutiques ou les hôpitaux utilisent le logiciel pour des essais cliniques, ce sont eux qui paient. Dans d’autres cas, c’est le système de santé publique. Nous avons 4.000 utilisateurs. Maintenant que la phase de certification est terminée, nous voulons croître de façon exponentielle.

Pourquoi avez-vous fondé Healthentia en Belgique ?
En 2016, l’entreprise que je dirigeais alors (Converge ICT, ndlr) marchait bien, mais je sentais que je n’avais pas assez d’impact. Cela avait peut-être aussi à voir avec une crise de la quarantaine (rires). J’ai passé le rôle de CEO à quelqu’un d’autre et j’ai décidé de fonder une nouvelle entreprise. Pourquoi en Belgique ? Je fais des affaires ici depuis 25 ans. J’aime ce pays, j’y ai de la famille – ma sœur – et de nombreux contacts professionnels. De plus, la Belgique a une économie saine et est très forte dans les sciences de la vie. Ce n’était pas prévu ainsi au départ, mais le développement du logiciel pour Healthentia se fait depuis Athènes, car il m’était plus facile d’y trouver des développeurs qu’ici.
Comment votre entreprise est-elle financée ?
Nous avons été autofinancés, avec nos propres moyens et des subsides pour la recherche et le développement. Dès le début, nous avons engrangé des revenus commerciaux. Ce qui nous a permis de survivre à la vallée de la mort (laps de temps entre la création d’une innovation et sa commercialisation, ndlr) sans devoir lever de fonds. J’en suis aujourd’hui heureux. Comme entrepreneur, il faut toujours faire un choix entre lever des fonds pour croître rapidement, mais perdre le contrôle au profit du conseil d’administration, ou garder le contrôle et sa vision.
“Un bel avenir nous attend si des technologies comme la nôtre sont intégrées dans les soins de santé.”
L’intelligence artificielle (IA) s’est entretemps imposée. Quelles en sont les conséquences pour votre technologie ?
Dès le début de Healthentia, nous travaillions déjà avec l’IA. Mais pendant le processus de certification, j’ai appris à quel point les instances sont prudentes. Et c’est compréhensible. Imaginez qu’une IA se mette à “halluciner” et donne un conseil complètement erroné à un patient diabétique. Cela ne peut pas arriver. Mais on peut aussi utiliser l’IA autrement. Le personnel médical veut, par exemple, voir quelles personnes surveillées sont les plus à risque. Pour cela, on peut utiliser l’IA. Nous développons aussi notre propre infrastructure d’IA avec un LLM open source (un modèle de langage comme ChatGPT, ndlr), à l’image de l’entreprise française Mistral. De cette manière, nous voulons que notre coach virtuel donne des conseils encore plus personnalisés dans ses dialogues avec les patients. Si nous constatons que quelqu’un ne lit jamais les messages dans l’application à 9h du matin, alors nous n’en enverrons plus à cette heure-là.
Pour vous, une application comme Healthentia fait partie des soins de santé de demain. Comment voyez-vous cette évolution ?
Un bel avenir nous attend si des technologies comme la nôtre sont intégrées dans les soins de santé. Tout le monde utilisera son smartphone pour suivre sa santé, je n’en doute pas. Grâce à cette technologie, les gens éviteront davantage les comportements à risque. Les hôpitaux et les professionnels de la santé recevront des données bien plus riches. Et ils seront soutenus par des solutions IA pour analyser les tendances et prendre de meilleures décisions. Les professionnels interviendront plus tôt, les patients devront moins souvent être ré-hospitalisés ou séjourneront moins longtemps. Les hôpitaux feront ainsi des économies et pourront utiliser leurs moyens plus efficacement.