Guillaume Boutin: “La fibre optique? On n’a pas trouvé mieux depuis Einstein…”

Guillaume Boutin, CEO de Proximus: "Nous aurions dû investir depuis 10 ans dans la fibre." © THOMAS SWEERTVAEGHER
Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Les télécoms n’enchantent plus les investisseurs. C’est une erreur, assure Guillaume Boutin. Le CEO de Proximus estime que le secteur est mal compris. Et l’impact des énormes investissements dans la fibre, mal apprécié…

Proximus traverse une période difficile. L’entreprise est toujours rentable, mais le poids des investissements dans la fibre optique et la 5G n’enchante pas les investisseurs, d’où un recul du titre, donc de la valorisation de l’entreprise. En un an, celle-ci a perdu la moitié de sa valeur.

TRENDS-TENDANCES. Que se passe-t-il avec les entreprises de télécommunication? Elles semblent boudées en Bourse, Proximus en particulier, et d’autres ont fort reculé…

GUILLAUME BOUTIN. C’est une question de perspective et de temps. Notre industrie affronte le défi de renouveler son infrastructure fixe, de remplacer 100% des connexions des foyers. Pourquoi? Parce que le cuivre chez nous et les câbles coaxiaux chez Telenet ou Voo/Orange ne permettent plus d’affronter les défis technologiques futurs.

Pourquoi faut-il changer les infrastructures?

Le cuivre ou le câble coaxial sont limités en performances. Ce dernier est adapté au broadcast (la diffusion vers les usagers), l’interactivité n’est pas suffisante pour les usages qui arrivent, alors que la fibre optique le permet. Il faudra une grande puissance de calcul des réseaux dans les deux sens. La fibre joue sur l’efficacité spectrale de la lumière. On n’a pas trouvé mieux depuis Einstein, sa capacité est virtuellement infinie. Hier, on était à 1 gigabit (Gb) par seconde ; dans cinq villes en Belgique, nous arrivons à 8 Gb par seconde. Demain, ce sera 25 Gb, puis 50 Gb. Et ainsi de suite… Or, il y a une lien entre la qualité de l’infrastructure numérique d’un pays et son produit intérieur brut.

Comment expliquer que les marchés financiers n’apprécient pas cette innovation?

Parce que la plupart des opérateurs boursiers regardent l’évolution des cours à 18-36 mois. Quand vous avez, comme chez nous, un investissement étalé sur 10 ans, d’une dizaine de milliards d’euros et qui concerne les 80 prochaines années de l’entreprise, il y a un moment où les free cash-flows sont impactés. C’est une situation différente de celle des cycles d’investissements de la 3G, 4G, 5G, qui tournent sur cinq ou six ans. Les opérateurs de marché préfèrent une infrastructure qui rapporte des dividendes et des cash-flows stables, avec peu d’investissements pour la maintenir. Il y a un mur de capex (investissements, Ndlr) à franchir, qui rapportera des returns très significatifs mais sur le long terme.

“Dans les autres pays, la fibre a gagné partout la bataille de la perception.”

Le défi de l’industrie est de faire évoluer sa base d’investisseurs. C’est la raison pour laquelle nombre d’opérateurs des télécoms sont sortis de la Bourse. En France, SFR et Altice sont sortis de la cotation, Illiad (Free) aussi. Liberty Global souhaite faire la même chose en Belgique avec Telenet. Pourtant, quand j’examine les usages, ils explosent. Ce n’est pas comme si les besoins en connectivité diminuaient. Au contraire. On parle de smart cities, de green economy. Derrière tout cela, il y a des connexions. Quand vous êtes dans une industrie qui explose, elle est porteuse d’avenir.

A côté de ces investissements, il y a aussi des menaces concurrentielles: l’arrivée d’un quatrième opérateur mobile, DIGI, et la prise de contrôle de Voo par Orange, accompagnée d’un accord avec Telenet. Quelle est la plus sensible pour Proximus?

L’arrivée d’un quatrième opérateur mobile constitue le vrai changement. Elle crée une incertitude. Nous nous y préparons énormément. Notre stratégie multimarque va nous aider, notamment avec Mobile Viking qui est une love brand, surtout dans le nord du pays.

La prise de contrôle du réseau Voo par Orange Belgique et l’accord croisé qui permet à Telenet de vendre des packs internet et TV en Wallonie vous préoccupent moins?

Je ne suis pas très inquiet de cet accord. Nous sommes les disrupteurs du marché avec la fibre, nous sommes les seuls à la déployer actuellement et connectons aujourd’hui 23% des foyers dans le pays. En Flandre, nous sommes devenus un challengeur. Nos concurrents peuvent trouver les moyens de nous suivre dans la fibre, mais avec cinq ans de retard. Et ils sont actuellement à 0% du marché, quand nous progressons de 10% par an. On sera à 33% l’an prochain. L’accord entre Voo/Orange concerne le coaxial, ce n’est pas l’avenir. Ils se partageront une infrastructure qui sera très vite obsolète. Le risque de perte de parts de marché concernera surtout, me semble-t-il, Voo/Orange et Telenet plutôt que nous. Dans les autres pays, la fibre a gagné partout la bataille de la perception. La Belgique, en retard sur ce plan, ne devrait pas faire exception.

Pourquoi ce retard chez nous?

Pour de mauvaises raisons. Nous aurions dû investir depuis 10 ans dans la fibre. Cela étant dit, en démarrant plus tard, nous avons l’avantage d’avoir des réseaux tout de suite plus rapides, à 10 Gb par seconde (8 Gb effectifs) alors que nos voisins ont démarré à 250 ou 500 mégabits (Mb) par seconde.

“En Espagne, cela coûte 100 euros de connecter un foyer ; ici, c’est 1.000 euros.”

Par ailleurs, nous avons un cadre réglementaire mal adapté à la couverture des zones peu denses. L’IBPT (le régulateur, Ndlr) devrait définir un cadre qui permet aux opérateurs de partager un réseau commun dans les zones peu denses, sinon les coûts seront très élevés. En ville déjà, cela coûte plus cher de connecter la fibre aux foyers car nous ne sommes pas à Paris où à Lyon, où les égouts sont très hauts: on peut s’y tenir debout, et il y a moyen de poser des fils dans la partie supérieure. Ici, il faut réaliser des tranchées. Un réseau de fibre a une capacité infinie, on pourrait le mutualiser sans inconvénient hors des centres urbains où l’on conserverait des réseaux concurrents. En Espagne, cela coûte 100 euros de connecter un foyer ; ici, c’est 1.000 euros.

Aujourd’hui, il est impossible de développer des réseaux communs dans les campagnes?

Ce serait considéré comme une entente. Il faut un cadre réglementaire qui l’autorise. Des discussions ont été lancées par l’IBPT et pourraient aboutir d’ici la fin de l’année.

© THOMAS SWEERTVAEGHER

En parts de marché, vous êtes derrière Telenet en Flandre, alors que vous êtes en tête à Bruxelles et en Wallonie pour le “broadband” (internet, télé). Comment espérez-vous regagner du terrain?

Avec la fibre et la performance qu’elle apporte. Nous gagnons d’ailleurs du terrain sur Telenet. Nous avions un déficit d’image dans le nord du pays. Nous allons y équilibrer les parts de marché, il n’y a pas de raison de ne pas y parvenir.

Est-ce que les clients y gagneront sur les tarifs? Les prix semblent toujours un peu plus élevés en Belgique qu’en France, par exemple. On le voit en comparant notamment avec les tarifs mobiles de SFR.

Vous savez comment ça marche avec SFR? Vous obtenez un abonnement à un prix attractif mais vous vous engagez pour deux ans. Sinon, c’est plus cher. Chez nous, l’engagement de deux ans n’existe pas. Vous avez un abonnement mobile Scarlet (filiale de Proximus) à 8 euros par mois. Du reste, l’IBPT a indiqué qu’il n’y avait plus d’écart significatif des tarifs entre la Belgique et les autres marchés.

Sauf pour les grands volumes de données mobiles…

Cela évolue. Nous venons d’annoncer un nouveau plan tarifaire avec plus de volume.

En parlant de service meilleur marché, vous possédez Scarlet dans ce créneau, et aussi Mobile Viking, que vous avez racheté. Ce dernier vise, selon les documents de Proximus, les jeunes, les “cord-cutters”, ceux qui se s’abonnent plus à la télé. Est-ce une tendance du marché?

La consommation de télé diminue dans la diffusion linéaire mais augmente pour Netflix, TikTok et d’autres plateformes. Ce sont des services pour lesquels vous n’avez plus besoin de set-top box (décodeur, Ndlr). Nous avons atteint le pic de la pénétration de la télévision dans le pays. On le voit dans nos chiffres et ceux de nos concurrents. Le recul n’est pas brutal, mais cette tendance va continuer. Si cela s’accélère, il y aura un problème de modèle pour les médias en Belgique.

La distribution de programmes TV avait été un grand argument commercial pour Proximus…

Maintenant c’est la fibre.

Vous avez repris récemment edpnet, un opérateur alternatif qui proposait l’accès internet et mobile pas cher, pourquoi?

L’entreprise était en PRJ, edpnet était un partenaire de Proximus depuis de nombreuses années (l’accès internet proposé était fourni par Proximus, Ndlr) et nous comptons respecter leur identité de marque et leur autonomie. C’est bien pour les clients d’edpnet, son personnel, et intéressant pour nous.

Pour revenir à la question de la valorisation boursière, il y a aussi la baisse du dividende à 0,6 euro prévue en 2024 et 2025 (vs 1,2 euro pour 2022. Pourquoi cette annonce?

A cause du niveau des investissements à consentir pour la fibre. Nous sommes en train de devenir une société de croissance. Il y a actuellement une incertitude dans le marché boursier. Mais en 2024, cela va changer. Le quatrième opérateur mobile va débarquer, l’impact pour Proximus sera plus clair. Le cadre pour la mutualisation des réseaux de fibre hors des grandes villes sera mis en place. On deviendra l’une des cinq actions à acheter. La compagnie d’investissements Exane a fait une étude sur nous et nous place dans le top 5. Le sentiment sur l’entreprise bouge dans le bon sens.

Pourtant, le secteur des télécoms n’est plus le marché en croissance qu’on a connu.

Nous sommes l’opérateur européen qui croît le plus vite, avec +8% au dernier trimestre de 2022 (+6% sur l’année). Nous avons des moteurs de croissance avec la fibre sur les réseaux. Et le software dans nos activités internationales.

C’est un aspect moins connu de Proximus: vous avez une activité internationale très particulière, qui croît plus vite que l’activité d’opérateur en Belgique, avec BICS et Telesign qui pèsent un quart des ventes du groupe. Le management précédent voulait les vendre. Pas vous…

Je pensais que BICS et Telesign avaient un avenir au sein du groupe. Cela se vérifie avec les chiffres.

Ces entreprises ne sont-elles pas fort éloignées des activités du Proximus “historique” en Belgique?

Elles sont surtout actives dans les services logiciels liés aux télécoms. BICS était un grossiste en connectivité pour des opérateurs mobiles, pour les aider à proposer du roaming. Le métier a changé, la société s’adresse désormais aux entreprises comme Microsoft, L’Oréal, Salesforce, et propose un service de plateforme de communication international. Elle est devenue un network enabler (facilitateur de réseau, Ndlr). Elle permet, par exemple, à une société comme L’Oréal de lancer des opérations de marketing numérique dans différents pays d’Asie et d’être certaine que les messages arrivent bien sur différents canaux: mail, Viber, WhatsApp, etc. Elle permet à Microsoft de connecter différents services cloud et d’assurer un bon service Teams entre plusieurs pays, en Australie, Afrique, Asie, en Europe. Telesign est, elle, active dans l’identité digitale. Si vous êtes sur WhatsApp, un de nos clients, et que vous voyagez beaucoup, cela peut ressembler à un comportement provenant d’une fraude. Telesign va alors établir un score. S’il est bon, WhatsApp ne vous demandera pas de vous ré-identifier. S’il est moins bon, vous pourriez recevoir un message avec un code envoyé par SMS, pour assurer que vous n’êtes pas un robot.

“Jusqu’ici, nous vendons des cartes SIM, de la connectivité. Demain, nous vendrons des programmes d’accès.”

Ce sont des métiers rentables. C’est un réservoir de croissance pour le groupe Proximus. La fibre va générer de la croissance, mais cette activité internationale, qui est de plus en plus basée sur des softwares, forme une autre activité importante. Qui pourrait encore être consolidée car ces marchés sont fragmentés.

Bref, il y a deux Proximus?

Exactement! D’ailleurs nous les distinguons dans nos résultats. Il y a celui qui détient des réseaux, investit dans la fibre, en Belgique surtout, et l’autre qui est international, qui fournit de la connectivité, des services avancés basés sur des logiciels, de l’intelligence dans l’envoi de message, qui aura une croissance de 8 à 10% par an.

Est-ce que ces deux Proximus ne compliquent pas la compréhension du groupe?

Non, parce que les deux activités sont proches. La branche domestique se softwarise, et grâce à BICS et Telesign, nous avons cinq ans d’avance. Jusqu’ici, nous vendons des cartes SIM, de la connectivité. Demain, nous vendrons des programmes d’accès. Les deux Proximus vont converger. Par exemple, on achètera une capacité plus grande à un moment donné, pour un jeu vidéo, pour une soirée.

Est-ce que l’entreprise va aller davantage dans une approche “asset light”, en revendant des actifs pour réduire le poids des investissements qui ont gonflé et améliorer la marge?

Nous opérons des choix. Etre propriétaire immobilier, cela n’a pas de sens pour nous. Quand j’ai vu que beaucoup de bureaux allaient être vides après le covid, je me suis dit: vendons les bureaux du siège que l’on détient à 100% avant que cela soit compliqué et relouons-en 40% pour nos besoins. Cela entraîne un double effet: libérer du cash, qui arrivera cette année, pour miser dans la fibre, laquelle sera plus rentable que l’immobilier.

Vous avez d’autres pistes pour l’immobilier de Proximus?

Nous réfléchissons à la transition énergétique. Nous sommes présents partout avec des bâtiments et des locaux techniques, mais les équipements se miniaturisent de plus en plus. On pourrait imaginer exploiter l’espace libéré pour y installer des batteries. Il y a un rêve d’utiliser les voitures électriques pour stocker du courant et le basculer sur le réseau aux heures de pointe. Cela arrivera ou pas. Nous avons des discussions avec des acteurs du monde de l’énergie. On pourrait mettre ces capacités à disposition pour stocker de l’électricité renouvelable produite aux heures creuses, nous pourrions nous occuper de l’intelligence dans la gestion logicielle, pour monitorer ces stockages répartis.

Profil de Guillaume Boutin

· 49 ans

· 1997. Télécom Sudparis, formation d’ingénieur

· 1999. HEC Paris, programme “Grande Ecole”, master en corporate finance

· 2000. Instranet (New York), vice president marketing

· 2003. CFO de SFR puis directeur du marketing grand public

· 2015. Directeur marketing de Canal+

· 2019. CEO de Proximus. Entré dans l’entreprise en 2017 comme chief consumer market officer

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content