Rectrice de l’UCLouvain, Françoise Smets réagit à la thèse provocatrice de Laurent Alexandre, selon laquelle les études universitaires seraient devenues obsolètes dans un monde bousculé par l’intelligence artificielle.
Le titre du livre de Laurent Alexandre est provocateur : Faut-il arrêter d’étudier ?. Est-ce qu’il vous fait réagir ?
C’est un titre qui accroche, et c’est intéressant pour pouvoir ensuite expliquer pourquoi ce qu’il avance est tout à fait erroné. Ce type de provocation permet peut-être d’ouvrir le débat, à condition que les gens lisent aussi le contrepoint, qu’ils entendent pourquoi ce n’est pas vrai, ou en tout cas pas vrai pour tout le monde. Après, que l’intelligence artificielle va prendre beaucoup de place dans nos vies, c’est évident. Elle pourra aider à faire toute une série de choses. Notre responsabilité, à l’université, c’est donc d’apprendre aux étudiants et étudiantes à l’utiliser correctement, à la comprendre d’abord, et à s’en servir de manière responsable et éthique. Mais de là à dire qu’elle va remplacer l’intelligence humaine… là, non. Ce n’est clairement pas le cas.
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L’auteur ne dit pas forcément qu’il faut arrêter d’étudier, mais plutôt que les cursus sont dépassés. Est-ce que vous partagez cette critique ?
Il y a deux parties dans la question : est-ce que nos programmes ont suffisamment évolué ? Et est-ce qu’on est prêts, aujourd’hui, pour intégrer l’IA dans l’enseignement ?
Sur le premier point, je ne peux pas parler pour toutes les universités, mais il est possible que certaines hautes écoles ou universités soient restées dans un régime d’étude très traditionnel. Mais à l’UCLouvain, on a déjà bougé depuis longtemps. On n’a pas attendu l’IA générative. L’arrivée d’Internet, l’accès direct à l’information, l’évolution des technologies, les attentes des nouvelles générations… tout cela nous a poussés à changer nos manières d’enseigner, et la pandémie a encore accéléré cette transition.
Aujourd’hui, on sait qu’on n’enseignera plus demain comme on enseigne aujourd’hui. Et c’est vrai pour le contenu des cursus, pour la manière dont on enseigne, et pour la façon dont on évalue. Mais on ne part pas de zéro. Beaucoup de programmes se donnent déjà par apprentissage par problème, avec des étudiants mis en situation concrète, qui doivent chercher l’information, exercer leur esprit critique, apprendre à collaborer, à faire la part des choses entre des sources fiables ou non. L’IA générative nous pousse à accélérer encore ce mouvement, mais il était déjà en cours.
Est-ce que cela implique aussi un changement du côté des étudiants ?
Oui, clairement. Les étudiants et étudiantes ont été habitués à un modèle très passif : ils reçoivent de la matière, font un blocus intensif, restituent cette matière sans vraiment y réfléchir, puis l’oublient. Ce modèle, ce n’est déjà plus souhaitable aujourd’hui, et ça le sera encore moins demain. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on est en train de réfléchir à un nouveau calendrier académique. L’idée, c’est d’avoir des périodes d’apprentissage plus courtes, avec des évaluations rapprochées.
Et sur la question de la préparation des universités à l’arrivée de l’IA ?
Le sujet est sur la table dans toutes les réunions avec les collègues des universités flamandes, dans nos alliances européennes, dans nos réseaux de recherche. On partage nos pratiques, on compare, on discute des outils. Oui, les universités se mettent en ordre de marche. À l’UCLouvain, on a lancé une première phase pilote avec un outil d’IA développé en interne. Une sorte de ChatGPT, mais conçu maison. On va l’étendre progressivement, une fois qu’on aura vérifié qu’il fonctionne bien.
Pourquoi développer votre propre outil d’intelligence artificielle ?
Pour plusieurs raisons. D’abord, pour éviter la fracture numérique. Beaucoup d’étudiants utilisent déjà l’IA comme tuteur de cours : ils posent des questions, demandent des explications, injectent des extraits de syllabus. Mais pour faire cela en toute sécurité, il faut souvent un abonnement payant. Et tout le monde ne peut pas se le permettre. Avec notre outil, ce sera gratuit pour tous les étudiants et tout le personnel. Ensuite, c’est une question de souveraineté des données. Même si on utilise un moteur européen, Mistral, toutes les données injectées restent sur nos serveurs. Elles ne sortent pas de notre environnement. Ce n’est pas une protection absolue – ça n’existe pas – mais c’est bien plus sûr que d’utiliser directement ChatGPT. La troisième raison est pédagogique. On espère que les enseignants joueront le jeu, qu’ils injecteront dans l’outil les contenus de leur cours. Ainsi, les étudiants pourront s’entraîner avec des informations fiables, validées, pertinentes par rapport au programme.
Et enfin, la quatrième raison, c’est d’éduquer à un usage responsable de l’IA. On veut que les étudiants comprennent ses limites, qu’ils soient sensibilisés à l’impact environnemental – parce que oui, ça consomme énormément – et qu’ils soient attentifs aux sources, à la vérification de l’information, à l’éthique. L’outil comportera un système de crédits. Si les demandes sont trop fréquentes ou trop lourdes en calcul, ils recevront un rappel. On ne va pas les empêcher de l’utiliser en période de blocus, évidemment, mais on veut les conscientiser à ces enjeux.
Est-ce que les enseignants et les étudiants seront formés à l’usage de cet outil ?
Oui, tous. Il y aura des tutoriels, comme il y en a déjà pour d’autres sujets. Par exemple, sur Moodle, nos étudiants doivent suivre un tutoriel obligatoire sur le consentement et les violences sexistes et sexuelles. On imagine un dispositif similaire pour l’IA : un tutoriel pédagogique, qu’ils devront suivre avant de pouvoir accéder à l’outil. En parallèle, on forme aussi nos enseignants et l’ensemble du personnel, pour qu’ils puissent encadrer les étudiants de manière éclairée.
L’IA soulève aussi la question de la triche, notamment dans le secondaire. Qu’en est-il à l’université ?
On a très clairement voulu éviter ce flou. Depuis deux ans, l’usage de l’IA n’est pas interdit à l’UCLouvain. Chaque enseignant ou enseignante garde sa liberté pédagogique, mais institutionnellement, ce n’est pas prohibé. Ce que l’on demande, c’est que les sources soient citées. Si un étudiant utilise un outil d’IA, il doit le mentionner, dire comment il l’a utilisé, et comment il a transformé le contenu généré. C’est essentiel, parce que cela fait partie de leur formation. Il faut qu’ils comprennent ce qu’ils font, qu’ils soient capables d’assumer leur démarche. Et du côté des enseignants, on les accompagne pour qu’ils ne soient pas dans une posture de peur ou de rejet.
Mais cela suppose aussi de revoir les modalités d’évaluation, non ?
Tout à fait. On ne peut plus avoir des mémoires notés à 80 % sur la seule base de l’écrit. Ce n’est plus possible. On doit repenser la place de l’oral, de l’argumentation, du processus. Pareil pour les examens : ceux qui se font en auditoire, sans ordinateur, permettent de tester des compétences différentes. On réfléchit à tout ça. Et ce n’est pas juste pour éviter la triche. C’est aussi pour préparer les étudiants au monde de demain. Encore une fois, tout l’enjeu, c’est de l’utiliser à bon escient.
On observe déjà certains effets de l’IA sur l’emploi, notamment dans la tech. Une étude d’Oxford Economics évoque une perte de 8 % des postes depuis 2022. Est-ce que vous percevez un décalage entre les formations universitaires et les attentes du marché ? Voit-on les étudiants changer de cap ?
Pas pour l’instant. D’autant plus que, du côté des entreprises, on reçoit encore beaucoup de signaux disant qu’il manque cruellement d’informaticiens, y compris pour des postes en début de carrière. Donc nous, on continue à promouvoir ces filières. Peut-être que dans d’autres pays, comme l’Inde par exemple, où on apprend à programmer dès la troisième maternelle, les choses sont un peu différentes. Mais ici, en Belgique et dans les pays limitrophes, on continue à manquer de vocations dans les STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), et particulièrement dans les filières informatiques.
Donc l’idée que les cursus seraient dépassés ne vous semble pas correspondre à la réalité belge ?
Non. Même dans des domaines comme la programmation ou le développement d’outils technologiques, on aura toujours besoin d’autres formes d’intelligence que la simple intelligence cognitive. L’IA est très bonne pour exécuter une tâche qu’on lui a définie, mais elle n’a pas l’intelligence émotionnelle, relationnelle, pratique… Elle ne sait pas contextualiser, elle ne crée pas de liens humains. Elle ne comprend pas, en profondeur, ce que le marché attend. C’est pour cela qu’il restera essentiel de faire l’effort d’apprendre, de découvrir par soi-même, d’éprouver la joie d’avoir compris ou trouvé quelque chose. Et nos cursus doivent aussi permettre de développer ces autres formes d’intelligence, qui sont propres à l’humain.
Et dans les choix de cursus concrets, vous n’observez pas encore de déplacement significatif ?
Non, pas encore. Bien sûr, l’IA va transformer certains métiers, c’est inévitable. Moi, je suis pédiatre, et en pédiatrie je ne pense pas que notre quotidien sera bouleversé par l’IA. Mais dans l’imagerie, en anatomopathologie, une partie des tâches pourra sans doute être prise en charge par des machines. Cela dit, il y aura toujours besoin d’une couche supérieure, d’un regard humain capable de prendre en compte la complexité du patient, pas seulement le résultat d’un examen. En médecine, l’arrivée des jumeaux numériques, par exemple, va transformer l’apprentissage et la pratique. Mais j’espère que cela nous libérera un peu de temps pour parler davantage à nos patients.
Le changement autour de l’IA ne doit-il pas se construire bien avant l’université ?
Les établissements d’enseignement supérieur se mettent en marche, clairement. Mais il faut qu’on ne soit pas les seuls. Je pense que le primaire et le secondaire ont aussi un rôle essentiel à jouer. Parce que si de mauvaises habitudes se prennent avant l’université, c’est parfois déjà trop tard pour les changer. La formation initiale des enseignants est un levier majeur. C’est pour ça que l’UCLouvain s’y engage fortement, malgré le fait que le décret n’est pas très bien ficelé, et que ça va nous coûter de l’argent plutôt que d’être neutre. Mais on tient à former celles et ceux qui vont encadrer les élèves dès la maternelle, le primaire, le secondaire. Parce qu’on le sait : des habitudes qui se construisent tôt deviennent vite des automatismes. Et il est plus difficile de les faire évoluer une fois qu’elles sont ancrées.
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