Paul Vacca

Faut-il dire “merci” à Alexa, l’assistant vocal d’Amazon ?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Un des intérêts des innovations numériques, c’est qu’elles nous obligent à nous pencher sur des questions anciennes. En rebattant les cartes de notre quotidien, elles questionnent sans cesse nos principes de vie.

Chaque innovation ouvre une boîte de Pandore philosophique : la voiture autonome nous contraint de redéfinir la question de la responsabilité ; les réseaux sociaux nous obligent à repenser ce qu’est notre vie privée, notre intimité, mais aussi ce qu’est véritablement une information ; Google et les big data nous imposent de reconsidérer ce que nous appelons culture ou connaissance… Et dernièrement, à la faveur de l’émergence des assistants vocaux au sein de nos foyers, une nouvelle interrogation a émergé. Une simple question d’usage en apparence : les enfants doivent-ils dire ” merci ” à Alexa, l’assistant vocal d’Amazon ?

Les acteurs du secteur, comme Amazon ou Google, ont déjà répondu en introduisant d’ores et déjà des fonctionnalités de politesse : Magic Word pour Amazon conçu pour encourager les enfants à dire ” s’il-te-plaît ” ou ” merci “, et Google avec Pretty Please qui donne, en outre, la possibilité aux parents d’activer une option qui contraint l’enfant à ” prononcer le mot magique ” s’il veut voir sa requête exaucée. La théorie du nudge (du coup de pouce, Ndlr) appliquée à la politesse : une incitation positive.

Certains universitaires – comme Sheryl Berlin Brahnam, professeure à l’Université du Missouri – abondent dans ce sens : apprendre aux enfants à être polis avec l’assistant vocal constitue un apprentissage à la vie sociale. Préférable au fait de les entendre insulter l’interface vocale. Un air vieux comme les préceptes de nos grands-mères : il faut toujours être poli. Simple. Basique.

Peut-être un peu trop, justement. Car cette simple question en fait naître d’autres bien plus complexes. Apprendre à dire merci à Alexa, n’est-ce pas accréditer l’idée qu’une machine – en l’occurrence une simple interface vocale – serait dotée d’une sensibilité au même titre qu’un humain au point qu’il faille être ” poli ” avec elle ? Si c’est le cas, alors pourquoi ne pas remercier Google Search à chaque requête écrite, son traitement de texte ou même son grille-pain ou son frigidaire ?

Comment faire la part de qui est humain dans un monde où les frontières se brouillent toujours plus entre humain et machine, virtuel et réel ?

Absurde, bien sûr. Mais alors, si l’on admet que les machines n’ont pas de sensibilité, n’est-ce pas du coup la politesse elle-même qui se trouve vidée de son sens, réduite à un simple artefact, une pratique sociale vide de sens ? On retrouve là la problématique liée aux nudges. Le fait d’inciter à faire le bien malgré soi, de façon mécanique, vide le geste de sa part éthique. On expérimente la même chose lorsque l’on souhaite l’anniversaire aujourd’hui : ce qui était un temps vu comme une marque d’affection sincère et une attention touchante devient à l’heure des réseaux sociaux et des répertoires de nos smartphones, une démarche totalement automatisée, désincarnée. Au point même qu’on a pu dire que l’on reconnaît aujourd’hui le véritable ami au fait que c’est précisément celui qui ne vous souhaite pas votre anniversaire…

Mais enfin et surtout, traiter une machine comme un être humain ne risque-t-il pas de produire l’effet inverse, d’engendrer sa réciproque, à savoir considérer l’être humain comme une machine ? C’est cette dialectique perverse que Spike Jonze pousse à son comble dans son film Her, où le personnage joué par Joaquin Phoenix, envoûté par son assistante vocale ” Samantha ” (et dont la voix anglaise est assurée par Scarlett Johannson), se désintéresse progressivement de tout rapport avec les humains.

Où l’on s’aperçoit qu’une simple question de bonnes manières occulte en réalité une question éducative bien plus essentielle aujourd’hui pour les parents : comment faire la part de qui est humain dans un monde où les frontières se brouillent toujours plus entre humain et machine, virtuel et réel, où chaque objet devient ” IA-nimé ” ? Pour ce faire, les parents pourront toujours demander à Alexa de leur réciter une des formulations de l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant telle qu’il l’a rédigée dans la Métaphysique des moeurs, il y a plus de deux siècles : ” Agis de façon telle que tu traites l’humain comme une fin, et jamais simplement comme un moyen “. Sans la remercier. Car Alexa – même si elle a la voix de Scarlett Johannson – ne sera, contrairement aux êtres humains, jamais qu’un moyen.

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