“Face aux GAFA, nous sommes des crapauds numériques !”
L’Europe deviendra-t-elle Zimbabwe de l’intelligence artificielle (IA) alors que les géants du Web américains et chinois prennent le dessus ? Nos pays n’émergent que très peu dans la course à l’IA où nous n’alignons d’ailleurs aucun géant. Un vrai danger selon Laurent Alexandre.
Dans les développements liés à la révolution de l’intelligence artificielle, les principaux acteurs viennent des États-Unis et de Chine. Les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) semblent d’ores et déjà dominer ce secteur hyper prometteur. Car si aujourd’hui l’intelligence artificielle n’en est toujours qu’à ses balbutiements, les progrès sont phénoménaux et il pourrait bien s’agir d’un des plus gros business du 21e siècle… Un business auquel l’Europe risque de ne pouvoir prétendre si elle n’accélère pas le mouvement. C’est en tout cas l’avis de l’un des plus grands experts français du domaine : le Dr Laurent Alexandre. Observateur avisé de l’évolution des technologies du numérique et de leur impact sur la société, l’intellectuel français connu pour ses prises de positions tranchées sur le sujet n’y va pas par quatre chemins. Selon lui, l’Europe est totalement à la traîne et le réveil plus qu’urgent. Mais il passe par de profondes remises en question et un changement des élites politiques…
Trends-Tendances: À de nombreuses reprises, vous avez qualifié l’Europe de “nain du numérique” et craignez que l’on devienne le Zimbabwe de l’Intelligence artificielle (IA). Vous y allez un peu fort, non?
Laurent Alexandre: Nos pays sont suicidaires à n’adresser aucun des enjeux liés à l’intelligence artificielle. Il n’y a, en Europe, aucune vision. Nos pays sont des pays politiques et on a des politiciens professionnels qui raisonnent à court terme. Aux États-Unis, la politique n’a pas beaucoup d’importance : c’est le business qui construit le 21e siècle. Et en Chine, c’est le parti communiste qui mène la stratégie en la matière. D’ailleurs, on peut dire que le parti communiste chinois est le premier parti futuriste. On n’a jamais vu un gouvernement qui construise l’avenir avec autant d’obstination que la Chine… Alors quand le gouvernement belge raisonne à 15 jours, le gouvernement chinois, lui, raisonne à 50 ans… tandis que les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) raisonnent à 1.000 ans. L’Europe doit réagir, car ce déplacement de la vision long terme de l’état et de la société civile vers les GAFA et vers les Chinois représente, en réalité, la vraie rupture. C’est troublant et on est parti pour en prendre conscience quand ce sera trop tard.
Votre constat est inquiétant, mais certains sont plus optimistes que vous et pensent que l’Europe peut rattraper son retard. Pour vous, peut-on encore réagir ?
Aujourd’hui, il faut changer les politiques. Et ce sont les médias qui peuvent influencer une modernisation de la société civile et de la politique. Sans prise de conscience politico-médiatique sur ces sujets-là, on se réveillera trop tard. L’Europe a, certes, encore de beaux restes, mais il faut arrêter le déni sur les plateformes du numérique et l’intelligence artificielle. L’Europe n’existera pas technologiquement si elle n’a pas de plateforme et… donc pas d’IA. Face aux GAFA, nous sommes des crapauds numériques ! Les carottes seront cuites, en 2020… ce qui ne laisse pas beaucoup de temps. Nos industries vont être prises à la gorge. On le voit déjà avec le secteur de la banque qui est en danger de mort. Cette industrie a toujours refusé de le voir parce qu’elle pensait que les marques BNPFortis Société Générale étaient de belles marques. En réalité, les gens ont plus confiance dans la marque Facebook/ Whastapp… que dans BNP Paribas Fortis. Et Facebook dispose de plus d’argent et est plus solide. Pendant longtemps, on pensait qu’il était important d’être présent localement et d’avoir des agences proches des gens. Aujourd’hui, toutes les agences ferment et ce qui compte c’est d’avoir une marque globale que tout le monde connaît. Le facteur clé de succès sur la banque, c’est l’intelligence artificielle et la marque mondiale… pas les vieilles marques des années 1950. Autre exemple : l’industrie automobile européenne est magnifique, mais elle a longtemps pensé que le facteur clé de succès consistait à fabriquer de beaux moteurs diesel. Ce n’est pas le cas : là aussi, il faut faire de l’IA. Et c’est pour cela qu’aujourd’hui Tesla vaut plus que Mercedes et General Motors… On s’est trompé. Industrie après industrie, on s’est trompé sur les facteurs clés de succès, car les nouveaux facteurs sont liés à l’IA. Cela touche des domaines aussi variés que la banque, l’automobile ou la médecine.
Comment expliquez-vous qu’on se soit si lourdement trompé ?
Il y a des tas de raisons. D’abord, on n’a pas mesuré la place qu’allait prendre le téléphone portable et on ne pouvait imaginer qu’il deviendrait le premier canal de distribution. Personne ne l’avait imaginé avant le lancement de l’iPhone. Ensuite, pour l’intelligence artificielle, trois facteurs se sont regroupés : l’arrivée des processeurs GPU hyper-puissants pour les consoles de jeux vidéo, la terre entière qui, via les plateformes des géants du Net, alimente l’IA et l’éduque avec des tas de données et, enfin, la concentration autour des plateformistes… Ces facteurs disparates mènent à une révolution incroyable que l’Europe n’a pas vue. Si on avait dit, voici 10 ans, que l’Europe, leader mondiale des télécoms avec Nokia, allait être dépassée par des acteurs qui veulent aller sur mars et y créer des empires, connecter notre cerveau, lancer des voitures qui se conduisent tout seules… Personne n’y aurait cru. Cette révolution était impensable. Mais elle est arrivée ! Et avec l’intelligence artificielle et un téléphone portable, il est possible de déplacer rapidement de la valeur sans que l’on s’en rende compte. On le voit avec Whatsapp qui veut se lancer dans la banque (en commençant par l’Inde, NDLR).
Vous voulez dire que grâce au numérique et à l’IA, quelques acteurs aspirent littéralement la valeur de nos industries européennes traditionnelles pour se centraliser dans la Silicon Valley et en Chine ?
Bien sûr. Et cela mène à des positions dominantes pour un temps qui pourrait être long, avec des trous noirs de valeurs au niveau géographique : il y a 20 ans, on était persuadé qu’Internet allait permettre un monde décentralisé et créer des experts dans les villages, que tout le monde allait travailler de partout. Mais qu’est-ce qu’on voit aujourd’hui ? Des clusters d’innovation géographiquement liés. Certes les gens utilisent des moyens de communication avec les copains pour fixer des rendez-vous et aller boire des coups, mais les moyens humains et technologiques sont considérablement centralisés dans les mégalopoles telles que San Francisco, Boston, etc. On observe une concentration de la valeur autour de ces clusters géographiques qui maîtrisent les technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologie, informatique et sciences cognitives) alors qu’on imaginait un système hyper décentralisé. Pire : les géants du numérique deviennent des aspirateurs de valeurs NBIC attirent les profils intelligents qui s’installent dans 20 clusters sur terre et assèchent tout le reste. Les mecs super intelligents ne vont pas s’installer à Mons ou à Carpentras. D’où l’incroyable fait sociologique qui veut qu’un ingénieur du centre des États-Unis gagne moins qu’un professeur de tennis à Mountain View. Aujourd’hui, il vaut mieux être un prof de tennis pas très intelligent en face de Google qu’un ingénieur intelligent perdu dans le Middel West. C’est une situation inédite.
Mais pour en revenir à la bataille de l’IA, vous disiez que l’Europe a de beaux restes. Peut-elle capitaliser là-dessus pour se construire une place dans la bataille de l’IA ?
On a perdu les leviers de puissance qu’on avait et il nous reste peu d’industries high-tech aujourd’hui en Europe. L’aéronautique n’est pas très high-tech, du moins ce n’est pas une nouvelle industrie high-tech. L’industrie allemande est magnifique, mais elle a un peu raté le virage numérique. Et la concentration de la valeur va se faire vers les clusters qui maîtrisent bien l’IA, c’est inévitable. L’Europe a deux possibilités : soit elle se remue avant 2020, soit les carottes sont cuites. Il faut commencer par comprendre la mutation qui est en cours et arrêter de mettre des freins au développement des acteurs européens du numérique. Les CNIL (tous les organes de protections de la vie privée en Europe, NDLR) sont des alliés objectifs de la Californie et de la Chine… Les règlements européens sur les données personnelles sont justifiés et superbes. Mais ils font la fortune des GAFA et des BATX pour 1.000 ans… puisqu’ils tuent, dans l’oeuf, tous les acteurs européens qui travaillent de la donnée. Donc, au nom de la défense du citoyen européen, les CNIL travaillent pour la Californie et les géants du Web.
Il faut donc abandonner (une partie de) nos vies privées ?
Non, je ne dirais pas cela. Il faut la jouer plus finement. Je dis qu’on peut défendre notre vie privée sans pour autant empêcher les entreprises européennes de la data d’exister. C’est un jeu d’équilibriste qui n’est pas évident. Si on euthanasie toute entreprise d’IA et de données en Europe, cela va mal se terminer. Entre tuer nos vies privées et tuer toutes nos entreprises de data et finir par fabriquer des T-shirts en 2080, on peut être un peu plus malin. Il faut aussi comprendre que le nombre de données pour l’IA est fondamental. Donc si l’Europe ennuie les acteurs du numérique sur ces questions, ils vont aller là où on leur permet de collecter les données de centaines de millions de personnes, sans contraintes. En matière de santé, par exemple, le scénario c’est que les systèmes d’intelligence artificielle seront générés aux États-Unis, en Inde et Chine où il y a des cohortes de centaines de millions de gens qui pourront alimenter et éduquer l’IA avec leurs données. Si vous voulez créer une cohorte médico-génétique d’intelligence artificielle en Belgique, l’INAMI et le gouvernement vont vous compliquer la tâche pendant des années pour, seulement, 10.000 personnes. En Inde, vous touchez rapidement 100 millions de personnes et les autorités ne vont pas vous ennuyer. Je ne dis pas que cela ne pose pas de problèmes éthiques. Mais on ne fait pas d’intelligence artificielle avec 50.000 personnes. En médecine, il faut au moins 250 millions de dossiers, on ne peut par analyser plusieurs millions de critères avec 12 dossiers de malades.
Cela implique d’avoir des géants du Net européens ça…
Honnêtement, je ne crois pas dans la possibilité d’avoir des plateformes européennes. Par contre, on peut avoir des niches. On peut être la Suisse de la Californie. La Suisse est petite et s’est bien nichée. On pourrait trouver des petites niches. On ne peut pas dire qu’il n’y a plus rien faire… même si ce n’est pas évident. Nous devons changer d’élites politiques : moins de corruption et plus de compétences technologiques.
Intelligence artificielle
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