Paul Vacca
Face au mirage du “tout numérique”, l’illusion darwiniste
Il y a quelques années, nous avons assisté à la présentation d’une étude d’un cabinet anglo-saxon rendant compte de l’évolution des pratiques culturelles à l’heure du numérique (musique, vidéo, jeux vidéo et édition). Au moment de traiter du livre et de la lecture, notre attention fut happée non par les chiffres, mais par deux simples mots : ceux qui lisaient des livres “papier” se voyaient qualifiés de “réfractaires” et d'”irréductibles”.
Passons sur notre réaction épidermique face au fait de se voir qualifier de ” réfractaire “, prisonnier d’une posture réactionnaire, hostile au progrès. Nous aurions pu objecter que lire des livres papier, ce n’est pas forcément être réfractaire au progrès. Que cela contredisait aussi également la réalité où de plus en plus de lecteurs sont des agents doubles – analogiques et numériques – divulguant leurs lectures sur les réseaux sociaux (notamment Instagram) ou sur des blogs, sans compter l’émergence du phénomène booktubeurs, avec des vidéos virales sur YouTube.
Non, ce qui nous interpella,c’est que ce choix sémantique trahissait une vision d’un monde. Un monde où quoi qu’il put advenir, tôt ou tard, le livre papier était appelé à disparaître. Le livre n’étant qu’une cause perdue défendue par quelques ” irréductibles ” s’accrochant désespérément à leurs ouvrages ” non augmentés “, ” non smart ” et ” non dématérialisés “. Là encore, on aurait pu objecter que l’invasion de l’ e-book n’allait pas constituer la déferlante annoncée – c’est même un euphémisme -, que si de nombreuses librairies allaient fermer, d’autres ouvriraient. Pour preuve, cette semaine même, au coeur de Paris, sur les Grands Boulevards, ICI, une librairie indépendante, allait offrir plus de 500 m2 de livres. Et que les deux femmes à l’origine du projet, Anne-Laure Vial et Delphine Bouétard, n’ont absolument rien de ” réfractaires ” ni ” d’irréductibles ” puisqu’elles sont passées toutes les deux par Virgin et que l’une a même été responsable des livres chez Amazon.
Mais face aux arguments, le dogme est toujours plus fort. Porté par la certitude acquise que l’avenir est une marche inéluctable vers le ” tout numérique ” qui annulera et remplacera tout sur son passage : c’est le dogme darwiniste.
Il est plus simple de penser l’avenir de façon linéaire, en termes technologiques, que de façon systémique, en fonction de nos usages.
Bien que largement démenti par les faits (Internet n’a pas, que l’on sache, annulé ni remplacé la presse papier, la radio, la télévision ou le cinéma), ce dogme ressurgit toujours de façon pavlovienne à chaque innovation disruptive, bien au-delà de la question du livre. Souvenez-vous : il y a peu, on parlait d’une irrésistible déferlante ” vocale ” qui, dans la foulée d’Alexa et de Siri, devait imposer comme nouvelle norme l’interface vocale en lieu et place de tous nos écrans tactiles ; et le journalisme aussi était censé pivoter vers le ” tout vidéo ” sur la foi des chiffres d’audience communiqués par Facebook (avant que l’on se rende compte que ceux-ci avaient été surévalués). C’est encore une vision darwiniste qui nous fait voir la voiture autonome comme ” le ” moyen de transport du futur ou qui nous fait trembler à l’idée que les robots puissent remplacer nos emplois. Ce dogme semble incapable de penser hors du cadre du numérique : c’est 0 ou 1, accouchant d’une vision binaire et forcément excluante.
Mais pourquoi un tel dogme persiste-t-il alors qu’il est régu-lièrement démenti par les faits ? D’abord, du fait de notre paresse intellectuelle. Car il est plus simple de penser l’avenir – comme on l’a toujours fait – de façon linéaire, en termes technologiques, que de façon systémique, en fonction de nos usages. Ensuite, parce que ce dogme a pour lui l’avantage d’être logique. Ce qui semble illogique, c’est que les gens s’emparent encore d’un livre en 2018 ou bien qu’ils se déplacent, fassent la queue et paient pour une place de cinéma alors qu’ils ont toute l’offre Netflix à portée de clic. Et enfin et surtout, parce que les géants numériques sont des promoteurs hors pair de ce dogme darwiniste, relayé à l’envi par leurs sous-traitants et, souvent aussi, par la presse. Car c’est sur ce dogme que repose leur business. Agissant comme autant de prophéties auto-réalisatrices, le mythe darwiniste attire des investisseurs dont le métier est de ne pas insulter l’avenir. Et de s’y préparer une place de choix… En effet, que deviendrait la valorisation d’Uber si elle n’était portée par le spectre juteux de l’ubérisation ?
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici