Paul Vacca
“Et si la ville intelligente gagnait à devenir plus bête ?”
Lors du lancement du compact-disc dans les années 1980, les maisons de disques eurent à faire face à un imprévu. Pensant satisfaire leur clientèle audiophile, amatrice de grande musique, ils essuyèrent des plaintes inattendues. Non seulement, avec le numérique, les acheteurs de CD avaient perdu ces petits craquements familiers du vinyle, mais le son lui-même leur parut froid, en apesanteur, désincarné par le traitement numérique, sans frottement, comme désenveloppé.
Avec le CD, un son trop pur abreuvait leurs sillons. Alors, il fut décidé, pour les prochains pressages de CD, de ” salir ” le son afin que l’auditeur retrouve ses sensations. Ils passèrent donc par un traitement technologique pour parvenir à reproduire quelque chose de naturel.
Avec la ” smart city ” (ville intelligente), c’est un peu la même chose. Avec son armada de capteurs, de caméras, de robots, de machines nourries à l’intelligence artificielle, ses différents promoteurs aspirent à rendre nos villes plus ” intelligentes “, à savoir – liste non exhaustive – plus rationnelles, plus efficaces, plus sûres, plus durables, plus économes, plus transparentes, plus ludiques et même, pour certains, plus démocratiques.
C’est l’avènement d’une ville sans frottements, sans craquements, toute en fluidité. Parfaite illustration de ce fantasme urbain : le projet présenté l’été dernier par Sidewalk Labs (entreprise soeur de Google) pour transformer deux quartiers de Toronto. Plus de 1.500 pages détaillent leur smart city utopique avec une forte dose de numérique, de modularité et d’innovation comme des routes pouvant faire fondre la neige ou un métro fonctionnant comme un tube pneumatique.
Un projet qui incarne les deux credo de la smart city : la croyance dans le rôle central des data – des data, rien que des data mais toutes les data – comme l’âme même de la smart city, non seulement comme aide à la décision mais comme carburant pour les prises de décisions automatisées ; et la foi dans les nouvelles technologies comme solution à tous nos problèmes urbains. Et comme les audiophiles pour le CD, certains ” urbanophiles ” (architectes, urbanistes, sociologues, etc.) se sont insurgés contre cette vision désincarnée de la ville.
D’abord, en raison du recours massif aux données comme principe de fonctionnement. Car il y a danger. Où finit l’utilisation de données à des fins techniques et collectives (notamment pour la circulation) et où commence le contrôle des citoyens et de leur vie privée ? Avec les scénarios proposés par la ville intelligente, on risque de glisser facilement dans ce que la philosophe Shoshana Zuboff a appelé le ” capitalisme de surveillance “, un remake à l’ère numérique du 1984 de George Orwell.
Ensuite, parce que la priorité donnée à la technologie éclipse la part de la décision qui incombe à l’urbaniste, au politique ou même au citoyen. Avec la crainte que les big techs deviennent de facto les maîtres de ces villes, ou alors que tous les élus de demain ne puissent être que des ingénieurs ou des data scientists.
Enfin, du fait même de son excessive sophistication, la smart city court inévitablement le risque d’être confrontée à des bugs, qui plus est à grande échelle. Et dans ce cas, faudra-t-il que nous éteignions et rallumions la ville à chaque problème technique, comme nous le faisons avec notre box ? On en doute.
Certains urbanistes soulèvent une question de pur bon sens : la smart city, avec sa surenchère technologique, est-elle vraiment capable de résoudre les problèmes urbains tels qu’ils se posent aujourd’hui ? D’où la naissance du concept alternatif de dumb city (ville bête). Car la technologie numérique se contente souvent – comme nous l’expérimentons avec nos smartphones – d’apporter des réponses à des problèmes qui ne se posaient pas avant et à en engendrer d’autres. Or, d’autres solutions non technologiques existent déjà en matière d’urbanisme (régulation de la circulation ou des températures, etc.). Des idées ” toutes bêtes ” mais plus efficaces et plus durables. Mais attention, les dumb cities ne sont pas contre l’innovation. Au contraire : les innovations technologiques ont toute leur place (mais pas toute la place), de même que certaines innovations existent déjà dans la nature. Il suffit juste de les redécouvrir. Finalement, les villes intelligentes gagneraient à se montrer un peu plus bêtes.
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