Paul Vacca
“En réaction aux méfaits d’Internet, l’invention d’un âge d’or pré-numérique”
Il est troublant de voir comment les générations qui ont connu la vie avant Internet, au travers des critiques qu’elles formulent sur les méfaits du Web, font preuve d’une curieuse amnésie.
Que les “digital natives” aient du mal à imaginer à quoi ressemblait la vie avant Internet est plutôt normal. Ils ont une bonne excuse après tout: ils n’étaient, par définition, pas nés avant l’émergence du Web.
En revanche, il est troublant de voir comment les générations qui, elles, l’ont vécue s’avèrent, au travers des critiques qu’elles formulent sur les méfaits d’Internet, d’une curieuse amnésie. Une période pré-numérique qui, rappelons-le, ne date au plus que d’une vingtaine d’années.
Prenons par exemple le concept de “post-truth era”– l’ère de la post-vérité. Façonné il y a une dizaine d’années, il a été élu mot de l’année l’an dernier par le dictionnaire Oxford pour récompenser sa pertinence dans le contexte marqué par le Brexit et l’élection de Donald Trump. Reste que, dans son appellation même, ce terme accrédite l’idée qu’auparavant nous vivions dans l’ère de la vérité. Pour la lecture, il n’est pas rare d’entendre dire qu’avant que les réseaux sociaux n’accaparent toute l’attention des millennials, les jeunes – entendez dans leur majorité – lisaient.
Et ce n’est pas le seul fait de déclinistes, professionnels du ” c’était mieux avant “. Sherry Turkle, chercheuse au MIT, issue du sérail numérique donc, dans un livre intitulé Reclaiming conversation – The Power of Talk in a Digital Age publié fin 2015 en appelait à une restauration de la conversation, au retour du dialogue qui se serait dissout dans nos pratiques numérisées asociales : SMS, tweets, snaps, selfies, jeux en ligne, etc. Intention louable. Sauf, qu’il nous avait totalement échappé que nos échanges d’avant le wi-fi et d’avant les smartphones étaient tous dignes de la marquise du Deffand ou de Madame de Sévigné…
De fait, toutes ces critiques prennent appui sur un passé idéalisé. Comme si le temps d’avant Internet, les smartphones, le wi-fi et les réseaux sociaux était un temps où nous savions tous d’instinct reconnaître la vérité, où les médias ne dispensaient que la vérité, où l’on prenait tous le temps de plonger dans des livres, où l’on échangeait que sur des sujets intéressants et où l’on adressait la parole spontanément à tous nos voisins dans les transports en commun ou dans les cafés… Sur le mythe d’un âge d’or pré-numérique, une forme de révisionnisme de consolation.
Il faut se méfier des mirages des âges d’or : autant de ceux que l’on érige dans le futur que de ceux que l’on s’invente dans le passé.
Quelle importance, nous objectera-t-on, puisque ces problèmes sont bien réels ? Et en effet, les controverses autour de la post-vérité mettent le doigt sur les dérives structurelles préoccupantes : la propagation de fake news, la formation de bulles cognitives bien réelles ; les débats sur la lecture font également état d’une réalité inquiétante, la perte de concentration et même, selon certains pédagogues, la perte de ” l’ennui ” que l’hyper-sollicitation numérique met à mal ; et l’appel à un art de la conversation et au dialogue face aux échanges solipsistes et à l’ultra-moderne solitude n’est pas vain.
Reste que les adosser à un passé idéalisé ne résout rien. Cela revient à appeler à un impossible retour vers un passé qui n’a jamais existé. Aussi absurde que le couteau sans lame qui a perdu son manche de Lichtenberg. C’est pourtant ce que tente un mouvement qui se développe notamment dans les milieux progressistes de la Silicon Valley dont le livre de Sherry Turkle s’est fait l’écho. Tels des amish des temps numériques, ils prônent la déconnexion comme remède… Le fantasme de la touche escape.
Mais il y a surtout que cette vision est contre-productive. En laissant entendre que c’est la technologie – et elle seule – qui est le problème, elle occulte le fait que ces problèmes préexistaient. Elle nous rend aveugle sur leur cause réelle et nous expose du même coup à être incapable de les comprendre et encore moins de les résoudre. “C’est la faute à Internet” est un refrain trop facile. Les méfaits engendrés par la technologie doivent se comprendre dans le rapport que nous entretenons avec elle, pas comme extérieurs à nous. Et pour cela, il faut se méfier des mirages des âges d’or : autant de ceux que l’on érige dans le futur que de ceux que l’on s’invente dans le passé.
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