Paul Vacca
“Comment Proust peut sauver votre vie numérique”
Que celui qui n’a jamais ressenti de malaise par rapport à sa vie numérique nous jette le premier smartphone.
Nous sommes tous, à des degrés divers, tiraillés entre addiction à cliquer et fantasme de déconnexion. Pour ne rien arranger, nous sommes également écartelés entre les discours utopistes du ” solutionnisme ” technologique – tenus par ceux dont Internet est le business – et les imprécations apocalyptiques portées par ceux qui en font désormais de l'” anti-technologisme ” un business.
Comment trouver une harmonie entre le on et le off ? Il faudrait pour cela un coach neutre. Et ce coach idéal ce pourrait être Marcel Proust. Car non, Proust ne nous ferait pas un éloge de la lenteur et de la déconnexion. Il ne serait pas effrayé par la vitesse et les innovations de notre époque. Car celle qu’il a vécue – entre la fin du 19e siècle et le début du 20e – a connu en réalité des changements bien plus disruptifs que la nôtre : l’irruption dans la vie quotidienne de la bicyclette, de l’électricité, du téléphone, du cinéma, de la radio, de l’avion, de l’automobile, etc. Rien que ça.
Et Proust était loin d’être réfractaire aux innovations : il y a par exemple des passages exquis sur la virtualité troublante du téléphone… De plus, à la fin de sa vie, Proust a connu une sorte de ” vie virtuelle “, celle où il écrivait depuis son lit, n’affrontant que rarement la ” vie réelle ” pour vérifier des points précis de documentation, comme un romancier d’aujourd’hui le fait avec Google : capter la lumière sur la façade d’un immeuble haussmannien, s’enquérir de la prononciation exacte d’une phrase en italien chez un ami à 4 heures du matin ou vérifier l’odeur du sous-bois au Bois de Boulogne…
De même, Proust ne refuserait pas par principe d’être sur les réseaux sociaux. Il en a connu toutes les subtilités par anticipation grâce à sa fréquentation assidue des salons mondains. Il nous conseillerait simplement de prendre Twitter, Instagram ou Facebook pour ce qu’ils sont, à savoir – comme les salons – des lieux de sociabilité artificielle où tout est mirage (un ” ami ” sur Facebook n’est pas nécessairement un ami), où tout est ” signe ” – même un simple like – qu’il faut être capable d’interpréter dans ses mille significations.
S’il est inévitable que le temps se perde avec ou sans écran, à chacun de veiller qu’il ne soit pas pour autant vide de sens.
Comme il avait déjà pressenti l’action des ” bulles de filtre ” – identifiée au 21e siècle par Eli Pariser – qui poussent inévitablement à l’esprit de clan sur les réseaux : comme celle du ” petit noyau ” amical de Madame Verdurin qui devient au fil du roman A la recherche du temps perdu une forme de secte de l’entre-soi. Comme peuvent l’être parfois les réseaux.
Il nous dirait aussi que la mémoire des instants étalés sur Instagram ou Facebook n’est qu’une mémoire morte bien moins performante qu’une madeleine pour faire rejaillir le souvenir. En revanche, il ne serait pas du tout bluffé par la capacité du clic à nous livrer tout, tout de suite. Mais il estimerait que c’est un tue-désir : en nous rapprochant de l’objet de notre désir, le clic nous éloigne de notre désir de l’objet.
Comme il nous conseillerait de refuser la tyrannie des algorithmes qui, en dupliquant sans cesse notre désir, finissent par l’étouffer ; mais nous conseillerait plutôt, comme Swann dans le roman, d’aller à la découverte de ” ce qui n’est pas notre genre “. C’est pour cette raison que Proust refuserait toute recommandation faite par Netflix, Amazon ou Grindr…
Quant aux ” fake news “, Proust nous apprendrait qu’elles n’ont rien de nouveau. Notre rapport à la vérité a toujours été complexe car nous adoptons les faits en fonction de notre système de croyances – et pas l’inverse. Il nous en administre une preuve sociologique éclatante à travers l’évolution des prises de position de ses personnages face aux remous de l’affaire Dreyfus.
Mais en aucun cas, Proust ne se moquerait du temps que nous perdons face à nos écrans ou nos smartphones. Car le ” temps perdu ” n’est pas chez lui que celui qui est passé, c’est aussi celui que l’on perd. La procrastination est l’essence narrative d’ A la recherche du temps perdu : c’est grâce à elle finalement que nous pouvons la lire puisqu’elle raconte l’histoire d’une vocation littéraire qui se met en place. Avec, à l’issue d’un twist final, comment le temps perdu se retrouve et retrouve son sens grâce à l’écriture. Et s’il est inévitable que le temps se perde avec ou sans écran, à chacun de veiller qu’il ne soit pas pour autant vide de sens.
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