Comment l’intelligence artificielle s’invite à l’hôpital : soigner à l’heure des algorythmes

Surgery, Robotic Arm, Healthcare And Medicine, Artificial Intelligence, Medicine © Getty Images
Vincent Genot
Vincent Genot Coordinateur online news

L’intelligence artificielle s’installe petit à petit dans le quotidien des hôpitaux belges, en accompagnant les soignants pour affiner les diagnostics, fluidifier l’organisation et redonner du temps à la relation humaine. À condition d’être encadrée, expliquée et partagée, l’IA pourrait devenir l’un des piliers d’un système de santé plus efficace et plus équitable.

Baigné par la lumière crue et sans ombre du bloc opératoire, un robot vaguement humanoïde s’anime. Entre les légers grésillements de peau brûlée par le laser, on entend le bourdonnement discret des machines, le bip régulier du moniteur cardiaque, le souffle calme du respirateur. Dans l’air chargé d’ozone et d’odeurs métalliques, l’androïde tourne autour du corps allongé sur la table immaculée.

Après 14 minutes d’activité, il s’immobilise. La porte s’ouvre, des infirmiers entrent dans la pièce pour emmener le patient en chambre de réveil pendant que d’autres s’affairent déjà à replacer les champs stériles pour la prochaine opération… Quand on imagine le rôle de l’intelligence artificielle (IA) au sein d’une structure hospitalière, c’est souvent cette séquence d’images tirées d’un film d’anticipation qui vient à l’esprit. La réalité est nettement plus terre à terre. Pour tout dire, l’IA dans les hôpitaux est surtout là pour compléter et améliorer le fonctionnement de ce qui existe déjà.

Un outil d’augmentation

Adrien Dufour, Directeur Général de la clinique Saint-Luc de Bouge: “La position que nous défendons à l’hôpital est claire : l’IA est un outil d’augmentation, pas un outil de remplacement.”

“La position que nous défendons à l’hôpital est claire. L’IA est un outil d’augmentation, pas un outil de remplacement, explique Adrien Dufour, directeur général de la clinique Saint-Luc de Bouge. Pour nous, le débat porte sur la valeur réelle qu’apportent ces outils dans la relation au patient, dans l’analyse des données, ou pour simplifier des tâches administratives. Certaines tâches répétitives ou à faible valeur humaine pourront disparaître. Le vrai enjeu est d’accompagner les personnes concernées avec des formations, des reconversions, des nouvelles missions. Je ne crois pas à un scénario où l’IA remplace tout.

Dans notre métier, elle peut accroître la précision et le soutien, mais la relation patient reste centrale. Dans ce cadre, deux compétences deviennent essentielles : apprendre à apprendre, et cultiver l’esprit critique. Nous entrons dans un monde où réel et virtuel se mêlent. Il faut savoir poser les bonnes questions et analyser les sources. À terme, on parlera sans doute davantage de cultures d’expertise, soutenues par des outils qui facilitent l’accès à une culture générale étendue.”

Adoption lente et limitée

Dans les conclusions d’un rapport d’août 2025 consacré au déploiement de l’intelligence artificielle dans les soins de santé (Study on the Deployment of AI in Healthcare), la Commission européenne signale que malgré les avancées significatives de la recherche en IA et les bénéfices démontrés dans de nombreuses spécialités médicales et tâches opérationnelles, son adoption demeure lente et limitée au sein des systèmes de santé. Cette situation souligne la nécessité de lever les obstacles actuels, de tirer les leçons des expériences menées dans différents contextes nationaux et de définir des stratégies concrètes pour assurer un déploiement équitable et efficace de l’IA en Europe.

“Il est vrai que cela prend du temps, mais le rythme d’innovation s’accélère, précise Adrien Dufour. Beaucoup de concepts sont déjà disponibles, d’autres sont en progrès. Dans notre clinique, l’IA est déjà présente à plusieurs niveaux. Au laboratoire, nous utilisons un algorithme qui, à partir des analyses d’urine, suggère d’initier ou non rapidement une antibiothérapie. Il s’agit d’une aide à la décision, le clinicien garde la main. Cela nous permet de réduire la consommation d’antibiotiques et de lutter contre l’antibiorésistance. Côté organisation, la gestion des lits et des ressources s’appuie sur des analyses en temps réel pour réaffecter les tâches en fonction des aléas (imagerie, pharmacie, ressources humaines) et ainsi libérer du temps pour les équipes. Enfin, en consultation, nous expérimentons la rédaction automatisée des comptes rendus afin d’alléger la saisie, sécuriser l’information et accélérer la transmission, toujours avec une relecture médicale systématique.”

De nombreux avantages…

Les exosquelettes facilitent déjà la reprise de la marche et pourraient, à terme, être davantage “augmentés” par l’IA pour s’adapter aux besoins de chacun. © Getty Images

Quand on analyse les réponses des médecins et des directeurs d’hôpitaux qui ont participé au premier Baromètre de l’IA dans les hôpitaux belges, on constate que l’intelligence artificielle est très majoritairement considérée comme un enjeu majeur. Cependant, elle n’est pas encore suffisamment traitée comme une priorité stratégique dans les établissements. Seulement 41% des répondants pensent que l’IA est actuellement une priorité dans leur propre hôpital, et 59% déclarent qu’elle n’est pas une priorité stratégique. Les médecins voient dans l’intelligence artificielle moins une révolution qu’un appui discret, un outil capable d’affiner leurs gestes et d’alléger leur quotidien. Pour près de 68% d’entre eux, cette technologie promet d’accélérer et de fiabiliser la prise de décision clinique.

L’IA n’est pas encore suffisamment traitée comme une priorité stratégique dans les hôpitaux belges.

Les systèmes d’aide au diagnostic ne remplacent pas le regard médical : ils le prolongent, en réduisant les marges d’incertitude et en affinant la lecture des images, des constantes ou des dossiers de patients. Cinquante-cinq pour cent des praticiens interrogés y voient aussi une promesse de temps retrouvé. Délestés de certaines tâches répétitives ou administratives, ils espèrent pouvoir se recentrer sur l’essentiel que sont la rencontre, l’écoute, la précision du soin. Cette attente rejoint une autre conviction partagée : pour 53% des répondants, l’IA pourrait devenir un allié de la sécurité, en réduisant les risques d’erreur et en renforçant la vigilance clinique.

Enfin, près d’un médecin sur deux (48%) associe ces technologies à une médecine plus fine et adaptée à chaque patient. En exploitant des volumes de données toujours plus vastes, l’IA ouvrirait la voie à un suivi sur mesure, autant préventif que curatif – une forme de précision qui, sans effacer l’humain, pourrait bien redéfinir sa place.

Des exemples opérationnels

L’intelligence artificielle est déjà présente dans plusieurs domaines cliniques de l’hôpital.

En imagerie et cardiologie, elle assiste déjà les praticiens dans la détection d’AVC ou de rétinopathies diabétiques, ou encore dans la pré-analyse des signaux enregistrés par un Holter (petit boitier qui permet d’étudier le rythme cardiaque sur une courte ou longue durée afin de détecter et d’analyser des pathologies cardiaques), tout en laissant la décision finale au médecin. Des modèles prédictifs permettent également d’anticiper les risques de réadmission dans les 30 jours suivant une hospitalisation, afin d’agir avant la rechute.

En télésurveillance, des dispositifs connectés – patchs multi-paramètres, capteurs de glycémie couplés à des pompes à insuline – contribuent à stabiliser certains patients chroniques et à améliorer leur qualité de vie.

Du côté de la rééducation, les exosquelettes facilitent déjà la reprise de la marche et pourraient, à terme, être davantage “augmentés” par l’IA pour s’adapter aux besoins de chacun. Enfin, en robotique chirurgicale, les algorithmes viennent renforcer la précision des gestes : l’IA stabilise, mais la main reste humaine.

… et de nombreux freins

L’essor de l’intelligence artificielle dans les hôpitaux se heurte cependant encore à plusieurs obstacles. Le premier est technologique : les données de santé restent fragmentées, éparpillées entre formats et systèmes qui ne se parlent pas. Cette hétérogénéité, parfois couplée à des infrastructures vieillissantes, rend laborieuse l’intégration des outils d’IA. Faute de protocoles d’évaluation et de suivi après déploiement, la performance réelle des systèmes reste floue, nourrissant la méfiance de nombreux soignants. Un sentiment bien présent chez les soignants belges qui estiment que le développement de l’IA est fortement entravé par des problématiques de ressources et de compétences. Les deux principaux freins identifiés sont le manque de temps ou de ressources (46,6% des répondants) et l’absence d’expertises spécifiques à l’IA (41,1% des répondants).

Un autre frein tient à l’opacité de certains algorithmes, perçus comme des “boîtes noires” dont les décisions échappent à la compréhension de ceux qui devraient s’y fier. Sur le plan réglementaire, la complexité du cadre européen, mêlant exigences de sécurité, de protection des données et de responsabilité juridique, crée une zone grise où les acteurs peinent à avancer sans risque.

“Sur le plan réglementaire, explique Adrien Dufour, nous nous alignons sur les principes européens (transparence, supervision humaine, protection des données, évaluation continue, gestion des risques, durabilité). Le cadre législatif n’est pas un frein, mais une condition de confiance. Chaque nouvel outil passe par une validation stricte, pilotée par la direction. Nous avons formalisé une note de gouvernance encadrant la gestion des applications IA. L’idée est de prévenir les usages non éthiques et de définir clairement les conditions d’anonymisation, de consentement et de sécurité. Selon les projets, nous sollicitons la déléguée à la protection des données (DPO), la juriste, et, le cas échéant, des instances comme le conseil d’entreprise.”

Obstacles économiques et organisationnels

Les obstacles sont aussi économiques et organisationnels. Peu d’hôpitaux disposent de financements ou de modèles de remboursement clairs pour l’IA. Sans feuille de route ni vision stratégique, les projets restent souvent à l’état de pilote.

Peu d’hôpitaux disposent de financements ou de modèles de remboursement clairs pour l’IA.

Enfin, la question culturelle demeure centrale. Entre fascination et crainte, le rapport à l’IA divise. Certains y voient un allié, d’autres un pas de plus vers la déshumanisation du soin. Citées par 59% des répondants, la déshumanisation du travail et la perte des liens sociaux sont même les principales craintes exprimées par les professionnels hospitaliers en Belgique. Pour eux, ce risque est même plus important que la dégradation du niveau d’emploi ou l’altération de la fiabilité des résultats. Une inquiétude que ne partage pas Adrien Dufour.

“Avec l’IA, certaines tâches répétitives pourront être automatisées. Le temps gagné nous permettra peut-être de redonner du sens à des dimensions fondamentales de nos métiers : le contact, l’écoute et la compréhension émotionnelle. Ce que l’IA ne pourra jamais reproduire totalement.”

Les datas, le nerf de la guerre

Sans les données, l’intelligence artificielle n’est rien. Elles sont son fondement dans le domaine de la santé. Elles permettent aux algorithmes d’apprendre à reconnaître des schémas, à prédire des maladies ou à proposer des traitements adaptés. Plus les données sont nombreuses, précises et diversifiées, plus les modèles d’IA gagnent en fiabilité. Les données servent aussi à personnaliser la médecine, en tenant compte des caractéristiques propres à chaque patient. Enfin, leur qualité et leur sécurité sont essentielles pour garantir des résultats justes et éthiques.

Pour atteindre cet objectif, la Belgique a lancé le projet HeDERA (Health Data Enabled for Re-use Across Belgium). Ce projet soutient la mission de l’Agence belge des données de santé (HDA). Coordonné par le SPF Santé publique avec Sciensano, le projet vise à mettre en place une meilleure organisation nationale pour gérer l’accès aux données de santé, à créer un point de contact unique pour les demandes d’utilisation de ces données et à garantir que les informations soient faciles à trouver, à partager et à réutiliser.

Création d’une HDA Academy

Le projet prévoit aussi la création d’une HDA Academy. Celle-ci est destinée à former les professionnels à une utilisation responsable et efficace des données. En parallèle, HeDERA veut connecter la Belgique au réseau européen, en améliorant la compatibilité des systèmes et en préparant un échange sécurisé des données entre pays. Grâce à ces actions, la Belgique pourra contribuer plus activement à la recherche, à l’innovation et à la prise de décision en matière de santé publique, au bénéfice des citoyens belges et européens.

Et comme le souligne la Commission dans son rapport, “le déploiement à grande échelle de l’IA dans la santé est un processus complexe. Mais les retombées potentielles sont considérables. En levant les obstacles identifiés et en appliquant des stratégies ciblées, il est possible d’encourager et de faciliter l’adoption de solutions d’IA dans les systèmes de santé européens afin d’offrir des soins de haute qualité, accessibles et durables.” Pour concrétiser cette vision, il faudra considérablement améliorer la coopération entre les acteurs de la santé, les décideurs politiques, les développeurs et les patients. Une équation pas vraiment évidente à résoudre.

Le laboratoire d’intelligence artificielle (LAB-AI) de Charleroi

Le Grand Hôpital de Charleroi a lancé son laboratoire d’intelligence artificielle (LAB-AI) afin d’encadrer et superviser les projets d’IA, que ce soit d’un point de vue réglementaire, éthique ou technologique. Dans les projets actuellement en développement, on retrouve QualiFHIR, un outil destiné à la gériatrie. Financé par le SPF Santé publique, il centralise et structure les données médicales issues des dossiers patients.

L’IA exploite ces données, via des techniques de clustering et de classification, pour détecter la fragilité gériatrique et sociale, afin de prédire les risques et orienter les patients vers les parcours de soins les plus adaptés, tout en garantissant la sécurité et la confidentialité des informations. Développé par le Dr Marie Detrait, un autre outil d’intelligence artificielle est capable de prédire le caractère réfractaire du lymphome B diffus à grandes cellules, une forme agressive de cancer du sang.

En analysant 130 cas et de nombreuses variables cliniques, l’IA identifie les patients risquant de ne pas répondre à la chimiothérapie. Validée scientifiquement, la procédure aide les médecins à ajuster les traitements plus tôt, évitant des thérapies inutiles et améliorant le suivi personnalisé des patients.

Suivez Trends-Tendances sur Facebook, Instagram, LinkedIn et Bluesky pour rester informé(e) des dernières tendances économiques, financières et entrepreneuriales.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire