Le philosophe et mathématicien belge Luc de Brabandere plaide pour l’enseignement de la logique dès neuf ans, une nécessité face à l’intelligence artificielle et aux fake news.
L’intelligence artificielle fait-elle peur à Luc de Brabandere ? « Non », répond sans détour le philosophe dans le podcast La Masterclass de Trends Tendances. « Ce qui me fait peur, c’est le nombre de bêtises qu’on raconte à son sujet et, peut-être, la méconnaissance du grand public. » Pour lui, le problème n’est pas technique mais éducatif : il s’agit de bien comprendre ce que l’on peut faire avec l’IA et ce que l’on ne pourra jamais en faire.
L’IA, un outil puissant mais limité
Derrière le terme “intelligence artificielle” se cache un piège sémantique, alerte le philosophe. “Le concept d’intelligence n’a commencé à intéresser les philosophes qu’il y a environ deux siècles. Avant cela, on n’en faisait pas vraiment un objet d’étude. C’est aussi à cette époque qu’a été inventé le fameux quotient intellectuel, qui réduisait l’intelligence à une seule dimension : on était « bon en mathématiques » ou « bête », en somme. Après la Seconde Guerre mondiale, un mouvement important a vu émerger la notion d’intelligences multiples : émotionnelle, artistique, relationnelle… Une avancée majeure et salutaire”. Mais aujourd’hui, avec l’IA, on revient à la vision réductrice d’une seule sorte d’intelligence.
L’IA excelle dans le domaine logico-mathématique de manière bluffante. Elle peut même écrire à la manière de Balzac ou créer un portrait dans le style de Magritte. Mais pour Luc de Brabandere, cela reste « une gigantesque puissance » dépourvue de projet, de valeur, de volonté et d’humour. Et la créativité ? « Je ne peux pas imaginer une machine créative par définition », tranche-t-il. Son statut demeure celui d’un outil, incapable d’assumer la moindre responsabilité qui reste l’«attribut du genre humain ».
Une quatrième compétence à ajouter au test CEB
C’est néanmoins sur le terrain de l’éducation que le philosophe mène sa principale bataille. La ministre de l’Éducation, Valérie Glatigny, veut tester trois compétences clés vers neuf ans : calculer, lire et écrire. Luc de Brabandere en propose une quatrième : raisonner. Et qu’on ne s’y trompe pas. Raisonner, n’est pas calculer. Et calculer ce n’est pas raisonner.
« La majorité des raisonnements que nous faisons ne contiennent pas de chiffres », explique Luc de Brabandere. “Par exemple, comparer l’Espagne au Portugal est un raisonnement sans aucun chiffre. Autre illustration : si c’est dimanche, la poste est fermée. Mais si la poste est fermée, est-ce forcément dimanche ? Non, peut-être avons-nous simplement perdu la clé”. Ce type d’erreur logique – confondre “A implique B” avec “B implique A” – se retrouve partout.
Cela montre aussi que le raisonnement logique est une compétence à part entière, qui mérite d’être enseignée de manière autonome dès l’âge de neuf ans. Il y a une science du raisonnement qui doit être enseignée. Selon Luc de Brabandere «il faut apprendre à penser. C’est beaucoup plus important encore qu’avant, parce que l’IA donne l’illusion qu’on peut sous-traiter la pensée ou carrément ne plus penser du tout. Il est essentiel de retrouver les bases de la logique et du raisonnement. »
L’urgence face aux fake news
Et il s’agit de maîtriser cette matière avant douze ans, âge des premiers téléphones portables. Sans cette base logique acquise à neuf ans, les enfants seront démunis face aux arguments fallacieux qui pullulent en ligne. Dans ce contexte, la logique devient « probablement l’outil LE plus important »
Au grand regret de Luc de Brabandere, la logique est encore trop souvent réduite à un simple jeu estival, alors qu’elle mérite le même statut que les mathématiques. Or, s’« il y a 1 000 livres de géométrie, mais pour apprendre la logique, il n’existe pas d’outil ».
En association avec Hélène Caels, professeur de philosophie et animatrice de l’Association des professeurs de philo, Luc de Brabandere a envoyé des propositions concrètes à la ministre. Un manque de temps dans les programmes ne peut pas être un argument : « la vraie question aujourd’hui est : qu’est-ce qui est plus important que la logique ? »