Paul Vacca
A travers les micro-bibliothèques, un nouveau réseau social prend son essor
Alors que Facebook, Twitter et Snapchat souffrent d’une relative désertion, un nouveau réseau social est en plein essor. Il se développe spontanément au coin d’une rue, sur la place d’un village, à Londres, Berlin, Bruxelles, aux Philippines, au Soudan, en Inde comme au fin fond de l’Arizona. Il élit domicile où bon lui semble dans un réfrigérateur hors d’usage, une commode anglaise vermoulue, une cabine téléphonique en déshérence, dans des caisses en bois coloré ou des étagères de fortune. Ce réseau social, ce sont les micro-bibliothèques.
Le principe est simple. Au lieu de jeter vos vieux livres dans la poubelle à papier, consignez-les dans une coffre en bois sur le trottoir devant chez vous, agrémentez-le si possible de couleurs vives et d’une signalétique de votre choix : les passants s’arrêteront, regarderont les livres, emprunteront ou même donneront à leur tour des ouvrages… La connexion entre les membres se met en place d’elle-même : conversation autour des livres ou dépôt de notifications papier comme un petit mot d’appréciation d’un ouvrage, une note de remerciement ou un message pour un autre membre…
Impossible de quantifier l’étendue du réseau en raison de son caractère spontané échappant à toute mise sous data. Toutefois, quelques points de repères émergent. L’association Little Free Library, par exemple. Créée en 2009, elle recense à elle seule plus de 70.000 micro-bibliothèques dans 85 pays. On sait aussi que ce réseau échappe à tout déterminisme socio-géographique : actif autant dans les grandes villes où l’abondance règne que dans les zones rurales en tant que relais d’alphabétisation et d’accès au livre, conviant enfants et retraités.
Réseau analogique, il ne rejette pas pour autant ses homologues numériques. Nombre de micro-bibliothèques possèdent une page Facebook et leur apparence artisanale et inventive – une forme d’arte povera festive – les rend éminemment ” instagrammables “. C’est par le biais de Pinterest qu’une journaliste au Soudan, Malaz Khojali, a pris connaissance de Little Free Library et a pu ainsi, en l’espace de quelques mois, donner naissance à 65 micro-bibliothèques dans son pays…
La coexistence des livres sans ordre préétabli ouvre des trésors de sérendipité, un champ de découvertes improbables, loin de tout filtre culturel lié aux algorithmes de recommandations.
Mais si la présence sur les réseaux virtuels accélère sans aucun doute la diffusion des micro-bibliothèques, le phénomène puise surtout sa propre dynamique dans un élément purement physique : la viralité spécifique au livre papier. D’une part, dans la capacité naturelle à devenir un objet d’échange, de prêt ou de don. Ce qui n’est pas le cas des versions numériques, à moins que vous ne décidiez de faire don de votre tablette ou de votre liseuse. C’est cette libre circulation du livre – hors des standards de lectures et des systèmes d’exploitation – qui autorise l’éclosion des micro-bibliothèques. D’autre part, la coexistence des livres sans ordre préétabli ouvre des trésors de sérendipité, un champ de découvertes improbables, loin de tout filtre culturel lié aux algorithmes de recommandations . Ou l’heureuse tentation de repartir avec ce que l’on n’était pas venu chercher.
Et si le succès des micro-bibliothèques apportait des éléments de réponses aux questions que se posent leurs aînées, les bibliothèques publiques, en pleine crise d’identité ? Car à travers les réductions de budget et de personnel des bibliothèques devenues médiathèques, et en passe de se transformer en ” numérithèques ” avec des écrans en lieu et place des livres, on sent partout à l’oeuvre une volonté de les déconnecter du livre, de les ” déspécifier ” en leur assignant un rôle de ” tiers-lieux ” entre espace de co-working et convivialité à la Starbucks.
L’injonction de modernité faite, au nom de l’ouverture, aux bibliothèques publiques passe souvent par le rejet de l’écrit au profit des écrans. Or, cela conduit à un paradoxe fatal : plus les bibliothèques cherchent à s’ouvrir par la numérisation, plus elles se nient en tant que lieu physique. Plus elles se numérisent, moins elles donnent de raison de venir. Le succès des micro-bibliothèques prouve que le livre n’est pas un frein, mais qu’il peut être un moteur. Il devrait inspirer les bibliothèques pour qu’elles se réinventent en ” réseau social ouvert “, en ” tiers-lieu ” non pas en dépit du livre, mais avec le livre. Voilà qui serait véritablement disruptif.
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