10 milliards : c’est le coût de la réponse européenne tardive au Starlink d’Elon Musk

© getty
Sebastien Marien Stagiair Data News 

L’Europe lance le programme spatial le plus ambitieux de la dernière décennie avec un contrat pour la construction d’un réseau de satellites d’une valeur de 10,6 milliards d’euros. Ce projet est une réponse directe à Starlink, l’entreprise d’Elon Musk qui fournit des connexions internet rapides depuis l’espace à des citoyens, des entreprises et au gouvernement américain.

Iris², le nom du système satellitaire, est le résultat d’un partenariat public-privé entre l’Union européenne et des entreprises européennes de technologie et d’aérospatiale. La semaine dernière, il a été annoncé que le projet avait obtenu le feu vert, avec un coût final de 10,6 milliards d’euros. C’est bien plus que les 6 milliards d’euros initialement prévus.

Un peu plus de 60 % de ce montant sera financé par des fonds publics, le reste provenant du consortium industriel SpaceRise. Celui-ci inclut des mastodontes européens comme Airbus, Deutsche Telekom et le constructeur espagnol de satellites Hispasat. Ensemble, ils doivent s’assurer que 290 satellites Iris² seront lancés dans l’espace d’ici 2030. L’internet fourni par ces satellites servira de solution de back-up pour les services publics de l’Union européenne, mais aussi pour les entreprises et les ménages.

Mais ce projet coûteux n’arrive-t-il pas trop tard ? Stijn Ilsen, ingénieur spatial pour l’entreprise flamande Redwire Space, pense que non. « Starlink, le système d’Elon Musk, compte actuellement des milliers de satellites dans l’espace, mais cela a aussi été un projet de longue haleine. De plus, la Commission européenne met l’accent sur l’autonomie stratégique et la défense avec Iris². Cela ressort des explications de Timo Pesonen, le directeur général pour la défense, l’industrie et l’espace. »

Dans un monde plein de tensions géopolitiques, où les États-Unis examinent plus sévèrement leurs relations avec l’Europe, ce projet a-t-il sa place ?

STIJN ILSEN. « Il y a sept ans, l’idée de Starlink faisait rire. Lancer des milliers de satellites dans l’espace avec des fusées réutilisables, et tout cela financé par quelques agriculteurs qui n’ont pas accès à internet ? Cela semblait totalement irréaliste. C’était à peu près l’analyse qui ressortait de nos discussions avec des développeurs commerciaux, mais c’était aussi l’opinion d’autres grands acteurs de l’aérospatiale, comme Boeing. Elon Musk, le fondateur de Starlink et SpaceX, allait se tirer une balle dans le pied.

«On est quelques années plus tard  et les pièces du puzzle Starlink commencent à s’emboîter. Non seulement l’utilisateur ordinaire montre de plus en plus d’intérêt, mais surtout pour les organisations gouvernementales aux États-Unis, c’est devenu la norme. Starlink fait partie d’un contrat de plusieurs milliards avec le Pentagone. Je pense que, il y a quelques années encore, cette institution n’aurait jamais imaginé qu’un système internet depuis l’espace fonctionnerait, et encore moins qu’il serait fourni par une entreprise commerciale.

« Les choses ont vraiment pris de l’ampleur pendant la guerre en Ukraine. Lorsque toutes les infrastructures de ce pays étaient menacées, est soudainement apparu Starlink qui permettait une connexion internet rapide et sécurisée. C’était à la base une initiative privée d’Elon Musk, ce qui a encore attiré plus d’attention sur ce produit. C’était un coup de génie. Starlink a donc fait ses preuves, et il est logique que l’Europe réagisse. »

Peut-on comparer Iris² à Starlink ? Deviendra-t-il une alternative équivalente ?

ILSEN. « Sur la base des informations disponibles aujourd’hui, il est difficile de faire une comparaison, mais il est clair que l’accent du projet européen est mis en premier lieu sur la protection des infrastructures critiques des gouvernements. Je ne m’attends pas à ce que les satellites Iris² offrent la même bande passante que Starlink, mais ce n’est pas nécessaire pour cet usage. Il s’agit “seulement” de 290 satellites, qui fourniront une connexion réseau uniquement en Europe. J’utilise délibérément le mot “seulement”, car ce nombre est dérisoire comparé aux milliers de satellites que SpaceX a déjà placés en orbite. D’un autre côté, il y a encore quelques années, lancer 290 satellites aurait été vu comme un exploit. »

Peut-on donc appeler cela le projet spatial européen le plus ambitieux de la dernière décennie, comme l’affirme la Commission européenne ? Peut-il être mis au même niveau que le système de navigation Galileo ou Copernicus, le plus grand réseau d’observation de la Terre au monde ?

ILSEN. «Il y a effectivement là matière à nuance. Le coût est certainement impressionnant, mais cela reste un projet qui sera réalisé plusieurs années après Starlink, et à une échelle plus modeste. Ce n’est donc pas un projet ambitieux à l’échelle mondiale, mais le montant colossal de 10,6 milliards d’euros et la manière dont le consortium d’entreprises technologiques et spatiales européennes travaille ensemble sont spectaculaires selon les normes européennes. »

Néanmoins, cette collaboration fait également l’objet de nombreuses critiques. Non seulement le coût est beaucoup plus élevé que prévu, mais selon les détracteurs, le projet porte une empreinte majoritairement française. Eutelsat, le fournisseur parisien de services de communication par satellite, est le plus grand investisseur privé, avec une contribution de 2 milliards d’euros. De plus, les entreprises françaises Thales et Airbus sont également étroitement impliquées. Y a-t-il des opportunités pour l’industrie spatiale belge ?

ILSEN. « Pour le moment, rien de concret n’est encore connu, mais c’est normal à ce stade. Une grande partie de l’industrie spatiale européenne est concentrée en France, mais je m’attends à ce que beaucoup de tâches soient également sous-traitées à de plus petits pays. Il y a de grandes chances que des entreprises belges soient impliquées, car nous avons une industrie spatiale solide et florissante. »

Quelles entreprises pourraient, selon vous , être impliquées ?

ILSEN. « Pour citer quelques acteurs majeurs : Redwire Space, à Kruibeke – l’entreprise pour laquelle je travaille – fabrique des satellites complets et des composants de satellites. Aerospacelab est également un constructeur de satellites, avec des implantations à Louvain et Charleroi. Thales Alenia Space, une branche belge de l’entreprise française de défense, a plusieurs sites dans notre pays. Spacebel, à Bruxelles et Liège, développe des logiciels pour satellites. Newtec, à Sint-Niklaas, fabrique de l’électronique pour satellites. »

Sait-on déjà quelle fusée l’Europe utilisera pour lancer ces satellites ?

ILSEN. «L’Europe envisage d’utiliser la fusée Ariane-6. C’est notre nouvelle et unique grande fusée, et elle semble très adaptée à cette tâche. Je pense qu’elle pourra transporter 30 à 40 satellites par lancement. Ariane-6 sera également utilisée par Blue Origin, l’entreprise spatiale de Jeff Bezos, pour concrétiser son concurrent de Starlink. Bezos a acheté toute la capacité disponible des fusées adaptées qui ne sont pas de SpaceX. Cela permettra d’acquérir de l’expérience pour Iris², même si cela risque de rendre le calendrier européen chargé.

« Les coûts de lancement de la Falcon 9 de SpaceX s’élèvent à 60 millions de dollars, ce qui correspond à peu près au coût de l’Ariane-6. Mais, contrairement à la Falcon 9, il n’est pas logistiquement possible de lancer une Ariane-6 chaque semaine. Je crains que l’écart entre les capacités de SpaceX et celles de notre industrie spatiale ne se creuse encore plus une fois que Starship sera pleinement opérationnelle. C’est une fusée qui est en avance d’une génération grâce à sa capacité et sa réutilisabilité. »“

La Chine, cette autre puissance mondiale, travaille également sur un concurrent de Starlink. Où en est ce projet ?

ILSEN. « Le week-end dernier, la première fusée Long March 5B avec des satellites a été lancée. La Chine évolue à un autre niveau que l’Europe, car elle vise un total de 13 000 satellites. La Chine est également plus avancée que l’Europe dans le développement de fusées réutilisables. Sa capacité de lancement est bien plus grande que la nôtre.

« Comme souvent, la Chine adopte une approche totalement différente de celle de l’Europe. Elle met simultanément en action six entreprises fortement soutenues par l’État, qui se concurrencent également entre elles. Mais dans l’ensemble, le développement est très efficace. L’industrie spatiale chinoise n’a pas encore atteint le niveau de SpaceX, mais l’époque du simple copier-coller est révolue. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content