Les jeunes, désintéressés par le travail ?
Prêtez l’oreille autour de vous et vous entendez la même rengaine: les jeunes sont désinvestis de leur travail, ne pensent qu’aux loisirs et à leurs vacances et considèrent leur job comme un simple bien de consommation qui n’oblige pas à la fidélité. Mais est-ce vrai ? La réponse est clairement non. Décryptage de cette jeunesse de moins de 30 ans qui n’est pas aussi disruptive qu’on ne le dit.
Tout commence par une phrase de Louis Aragon : “On voudrait bien nous faire prendre la jeunesse pour le diable. C’est rassurant pour ceux que leurs miroirs attristent”. A l’image de Mariah Carey et de sa scie ressortie chaque mois de décembre, le postulat que la jeunesse d’aujourd’hui n’est plus celle d’avant revient cycliquement comme une rengaine. Déjà dans les années 1970, les sondages d’opinion prétendaient que les jeunes avaient perdu le goût du travail bien fait. Alors, c’est vrai, c’était mieux avant ?
Oui mais alors quel avant ? Terra Nova, le think tank progressiste français qui regroupe d’anciens ministres et députés, des syndicalistes, des professeurs d’université, des diplomates, des banquiers ou encore des médecins, a voulu en avoir le cœur net. En collaboration avec l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), il a conduit une vaste enquête sur les jeunesses au travail. Les deux partenaires n’ont lésiné ni sur les moyens ni sur les exigences imposées à l’institut Toluna-Harris Interactive. Ils ont interrogé 3.073 jeunes actifs de moins de 30 ans (en emploi ou en recherche d’emploi mais ayant déjà travaillé) représentatifs sur tous les plans (sexe, âge, diplôme, secteur, taille d’entreprise, etc.). Pour comparer, ils ont ajouté un échantillon miroir tout aussi représentatif d’actifs de 30 à 65 ans. Dans les deux cas, on dénombrait aux alentours de 460 cadres.
Vu les cultures proches, il n’est pas stupide de penser que les jeunes belges francophones se comportent comme leurs homologues français. On va le voir, les résultats sont étonnants et quelques canards vont y perdre leur cou…
Perception
Depuis la fin de la pandémie, on entend dire, çà et là, que les jeunes d’aujourd’hui perturbent le milieu du travail : ils veulent tout et tout de suite, font du ghosting pendant les recrutements, changent de travail comme de chemise, ne pensent qu’aux congés et à leurs loisirs, etc. Bref, ça fleure bon le désinvestissement et le désintéressement.
“Oui, notre étude est déceptive, sourit Suzanne Gorge, directrice générale adjointe de Terra Nova. Ce chiffre-là, comme d’ailleurs tout le reste de l’étude, démontre que les jeunes sont des travailleurs et des adultes comme les autres. Il y a des nuances et nous découvrirons par la suite que cette génération n’est pas monolithique et que le rapport au travail est dépendant du diplôme. Mais en fin de compte, aucune génération n’a jamais parlé d’une seule voix. Ce qui interpelle, dans cette question-là, c’est le désinvestissement des plus de 55 ans dans le troisième échantillon. Nous ne nous y attendions pas, à dire vrai, et nous allons, bientôt, creuser la question. Car il est hors de question, comme avec les jeunes aujourd’hui, de se lancer dans des perceptions biaisées. Mais on peut imaginer que le débat très animé sur le report de l’âge de la retraite en France et l’absence d’aménagements de fin de carrière, comme en Belgique, jouent un rôle. Que les jeunes ne soient pas moins investis que leurs aînés n’est pas une surprise en réalité, car toutes les études académiques sérieuses le démontrent mais elles ne font pas le buzz. Il faut se méfier des biais ou des gens qui nous entourent et qui ne sont en rien représentatifs. J’ai prêté moi-même le flanc à ces biais avec des stagiaires de mon équipe.”
Au début de l’année, une étude de Deloitte Belgium auprès de 500 jeunes démontrait que pour la génération Z (les jeunes nés entre 1994 et 2004), le travail n’est plus l’élément primordial pour les définir en tant qu’individu. Il n’est pas plus important que les hobbies ou le sport et arrive bien loin derrière les amis et la famille. L’échantillon miroir de Terra Nova est explicite : les 30-65 ans jugent à une très large majorité que les moins de 30 ans, par rapport à leurs aînés, sont moins fidèles (entre 66 et 73 %), moins respectueux de l’autorité (64 et 71%), moins investis (59 et 66%), plus individualistes (52 et 59%), etc.
Interrogés eux-mêmes sur leur vision collective de leur génération, les moins de 30 ans sont… d’accord avec leurs aînés même si les chiffres sont moins violents. CQFD! N’en jetez plus, la coupe est pleine. Tel un écran de fumée ou un miroir déformant, l’illusion est parfaite, la perception biaisée et la (mauvaise) réputation confirmée.
Interrogés sur leur propre situation personnelle, les moins de 30 ans ne formulent pas la même réponse du tout. L’infographie 1 qui exprime la place du travail dans la vie jette un premier froid. Quarante-sept pour cent des moins de 30 ans jugent le travail très important ou plus important que tout le reste. Ils sont tout aussi investis dans ce travail que les 30-44 ans et plus investis que les 45-65 ans. Oups, le coup est rude…
Soif d’apprendre
L’infographie n°2 sur la façon de vivre le travail donne le coup de grâce. Comme leurs aînés, les jeunes le prennent très majoritairement comme un plaisir, une passion ou la réalisation d’eux-mêmes. Tout cela est-il en contradiction avec l’étude Deloitte qui voyait notre génération Z peu définie par le travail ?
“Ce sont les attentes et les besoins qui changent, pas l’investissement ou l’implication.” – Cindy Dewitte (Multipharma)
“Ce n’est pas du tout incompatible, confie Cindy Dewitte, directrice des ressources humaines de Multipharma. J’ai beaucoup de jeunes qui me disent que leur famille est importante. Je le comprends et le soutiens. C’est bien de s’investir dans les siens sans perdre le sens du travail. Mon papa était CEO et je l’ai peu vu dans ma jeunesse… Les désaccords générationnels ont toujours existé et il suffit de se souvenir de discussions que chacun peut avoir avec ses parents et grands-parents. Les générations se caricaturent mutuellement depuis des lustres. Depuis que je travaille ou déjà sur les bancs de l’université, on parle de fossé générationnel mais il n’a pas de sens ni de fondement. Ce sont les attentes et les besoins qui changent, pas l’investissement ou l’implication. Chez Multipharma, je ne vis ni ne ressens ce manque d’investissement. Au contraire, on a à faire à une jeune génération très engagée, très réactive, bien diplômée et qui continue, au boulot, à avoir cette soif d’apprendre et de se former. C’est frappant quand j’examine la participation à mes programmes de formation.”
L’infographie 3 confirme que, comme leurs aînés, les moins de 30 ans ont un degré de satisfaction au travail assez élevé et sur un nombre très divers de sujets. Se pose alors la question de la fidélité à l’employeur face à cette satisfaction. A l’automne dernier, l’Observatoire intitulé “Les jeunes de 18 à 32 ans et la guerre des talents” de CBC Banque & Assurance démontrait que les jeunes actifs belges interrogés avaient déjà travaillé, en moyenne, dans trois entreprises différentes. Quarante-trois pour cent d’entre eux comptaient changer dans les cinq ans.
“Je ne parlerais pas d’infidélité, souligne Marine De Ridder, chercheuse dans la Chaire en Pratiques Managériales Innovantes de l’Ichec Brussels Management School et qui collabore avec la banque dans le cadre de l’Observatoire. Je dirais qu’il y a, par rapport aux aînés, une moindre aversion à changer d’employeur. Il faut replacer les choses dans leur contexte. Nous vivons une guerre des talents et les jeunes en sont bien conscients. Nombreux sont ceux qui sont contactés toutes les semaines avec des propositions alléchantes. Fatalement, dans ce contexte, on se sent moins loyal. Mais cela n’a rien à voir avec du désintéressement. Ce contexte, et c’est une bonne chose, a rééquilibré les choses. Tant, au boulot, dans le rapport de force du lien de subordination que dans le recrutement. Avant, un candidat devait séduire un recruteur qui avait un travail à proposer. De nos jours, il est question de trouver un juste milieu qui satisfasse les deux parties. Je constate aussi que, pour ne pas perdre de jeunes candidats, des entreprises ont sérieusement réduit la longueur du processus de recrutement. Alors, oui, la marque employeur devient un élément crucial.”
Vivre et s’épanouir
Sur la question de la fidélité ou des cycles courts passés dans les entreprises, il faut aussi y ajouter la soif de vivre, de découvrir le monde et de se découvrir soi-même.
“Nombreux sont les jeunes qui prennent des mois ou une année sabbatiques au sortir de leurs études, confirme Cindy Dewitte. Nous le savons et l’intégrons. J’ai aussi vécu des cas de jeunes qui sont partis au bout de trois ans de contrat pour aller vivre une année aux Seychelles ou à Madagascar. Avec l’idée de revenir plus tard car ils n’avaient pas le moindre reproche à nous formuler. C’est perturbant, sans doute, mais c’est une donnée à intégrer. Je dis toujours que je veux garder nos talents le plus longtemps possible. Je n’ai pas plus de turnover qu’avant. Ce sont les motifs qui changent. Les jeunes veulent se former et avoir des possibilités d’évoluer voire de changer de fonction. Ils ont, pour cela, moins de patience et, surtout, veulent qu’on délivre ce qui a été promis ou proposé. Alors, j’organise la mobilité interne en ce sens. J’ai d’ailleurs, chaque année, autant de recrutements que de mouvements internes. Nous avons de nombreux changements d’orientation possibles même pour les pharmaciens. Il faut répondre aux attentes des jeunes, les devancer ou les prévoir. Sans oublier de les placer dans un contexte qui leur sied : cocréation, culture du feed-back, bien-être, etc.
Justement, quelles sont-elles ces attentes qu’il faut impérativement intégrer sous peine pour une entreprise ou une organisation de ne plus être attractive? Avant de les examiner dans le détail, évoquons d’abord le cas du télétravail. La demande est formulée très tôt dans les rencontres de recrutement mais l’étude de Terra Nova démontre que les jeunes n’en sont pas fans du tout. Majoritairement (55 % en moyenne), ils ont le sentiment que le télétravail leur fait moins apprendre de leurs collègues, rend difficile la séparation de la vie professionnelle et vie privée, créé de l’isolement, fait craindre de rater des opportunités professionnelles ou des informations importantes, engendre un sentiment d’être moins efficace, etc.
“Que les jeunes ne soient pas moins investis que leurs aînés n’est pas une surprise car toutes les études académiques sérieuses le démontrent.” – Suzanne Gorge (Terra Nova)
“C’est un autre stéréotype que notre enquête démonte, poursuit Suzanne Gorge. Ils veulent pouvoir faire du télétravail et disposer de cette flexibilité au cas où. Mais dans la réalité quotidienne, notre étude indique que 80 % des moins de 30 ans ne pratiquent pas du tout le télétravail ou seulement un jour par semaine. Soit beaucoup moins que les 30-45 ans…”
La situation française est très largement confirmée en Belgique francophone.
“Comme je l’évoquais, les jeunes d’aujourd’hui ont une soif d’apprendre, renchérit Cindy Dewitte. Cette soif s’étanche aussi au contact du savoir-faire et de l’expertise des anciens. Je constate aussi le besoin de mentorat et d’encadrement quand ils arrivent dans l’entreprise. Ils aiment collaborer. Tout cela n’est pas compatible avec trois jours de télétravail…”
Pas que le salaire
L’infographie 4 examine les éléments que les générations jugent importants dans leur vie professionnelle. Pour les moins de 30 ans, le salaire n’arrive qu’en troisième position derrière l’intérêt du travail et le bon équilibre vie privée-vie professionnelle. Ils expriment aussi clairement, et plus que leurs aînés, le besoin de se former et de prendre du plaisir au travail mais aussi la nécessité d’être reconnu. Le sens y est, de façon surprenante, moins marqué. Ces résultats ne sont pas incompatibles avec ceux du baromètre CBC qui plaçait le bien-être au travail devant le package salarial et l’équilibre de vie.
“Six mois après, les résultats du baromètre sont conformes à ce que je vis au quotidien, explique Manon Lemaire, conseillère en recrutement et développement chez CBC Banque & Assurance. Dans les discussions de recrutement, le besoin de se développer tant au niveau technique que comportemental est très prégnant. Les candidats, aujourd’hui, sont à la recherche d’un tout qui mêle, en tête, le bien-être au travail en ce y compris une bonne ambiance et de chouettes collègues, le salaire et la flexibilité horaire et le lieu de travail. Le salaire, ce n’est plus vraiment l’élément discriminant. Récemment, j’ai été mise en concurrence avec une autre entreprise. La candidate m’avait avoué que notre package salarial était le plus intéressant des deux. Mais elle ne nous a pas choisis. Elle est allée dans l’entreprise la plus proche de chez elle… Je constate aussi qu’à côté du salaire brut, les à-côtés sont tout aussi importants. Avec, en tête, les jours de congé puis les écochèques et la voiture de société.”
Forte de son ancrage wallon et de son investissement dans l’économie du sud du pays, CBC demeure très attractive pour les jeunes. “Le secteur bancaire a changé, poursuit Manon Lemaire. Chez CBC, nous avons toute une série de postes digitaux comme digicoach ou chatbox manager. Ils séduisent les jeunes. L’ancrage wallon aussi, c’est indéniable. Cela les rend fiers de nous rejoindre. Après, il faut les garder ces jeunes. Je constate que le turnover, malgré l’infidélité présumée dont vous parliez tout à l’heure, est normal et sain. Mais nous travaillons beaucoup sur la rétention avec des accompagnements de carrière, des possibilités d’évolution au sein de la banque qui sont cruciales pour les jeunes, une mobilité interne fluide avec, entre autres, la possibilité, pendant un jour, de vivre le quotidien d’un collègue d’une équipe qui peut intéresser, etc. Nous mettons aussi fortement l’accent sur le leadership, une demande forte exprimée par les jeunes. Ils veulent être guidés et coachés. Et nous développons nos managers en fonction : culture du feed-back, intelligence émotionnelle, etc.”
“Dans les discussions de recrutement, le besoin de se développer tant au niveau technique que comportemental est très prégnant.” – Manon Lemaire (CBC Banque & Assurance)
A 30 ans, Manon Lemaire fait partie, tout juste, de cette génération Z qu’on disait infidèle et désinvestie. Pour elle aussi, la réponse à la question posée dans le titre de notre dossier est clairement non.
Santé mentale et physique
Central dans le baromètre CBC, le bien-être au travail l’était aussi dans l’étude Deloitte. On y apprenait au début d’année que 64 % des membres de la Génération Z avaient été victimes de harcèlement ou de micro-agressions au cours des 12 derniers mois et que 48 % se disaient épuisés en raison de la surcharge de travail. L’enquête Terra Nova confirme tout cela : les moins de 30 ans y confirment ressentir souvent ou occasionnellement de l’épuisement (70 %) et du stress (62 %). Ils parlent aussi d’impuissance à faire bouger les choses (60 %), de sentiment d’avoir trop de travail (59 %) ou de ne pas être écouté par la hiérarchie (54%). Mais aussi d’ennui (46 %)…
Parallèlement, Terra Nova démontre que ces mêmes jeunes, en comparaison de leurs aînés, sont plus soumis à des positions statiques toute la journée, aux mouvements répétitifs, au bruit continu ou répété, aux horaires atypiques et au port de charges lourdes. Ces résultats, à mettre en parallèle à notre gigantesque taux d’absentéisme de longue durée, confirment le besoin crucial de prévention, encore plus en direction de la nouvelle génération qui débute sur le marché du travail.
Patience moindre, soif d’apprendre et de se former, évolution de carrière plus rapide : cette génération Z est-elle disruptive pour le marché du travail ?
“Non, je ne dirais pas cela, conclut Marine De Ridder. Elle s’inscrit pleinement dans l’évolution de la société. Parler de bien-être au travail il y a 40 ans, c’était innovant. Aujourd’hui, pour les jeunes, c’est normal. Ils expriment aussi de façon très engagée les aspects de durabilité et d’impact environnemental et social. Pas de greenwashing avec eux. Ils veillent au Walk the Talk (à savoir joindre le geste à la parole): le baromètre CBC révélait, de façon significative, que l’attractivité d’une entreprise doit être conforme à la réalité. Il faut délivrer ce qui a été promis ou annoncé. Trois jeunes Belges sur dix y jugeaient leur employeur moins attractif que prévu. En cause ? La mauvaise qualité du management ou le non-respect des valeurs. Ce rejet est exprimé et pas contenu comme ce fut le cas avec les anciennes générations. Mais ce n’est pas une disruption pour autant…”
“Nombreux sont ceux qui sont contactés toutes les semaines avec des propositions alléchantes. Fatalement, on se sent moins loyal.” – Marine de Ridder (Ichec Brussels Management School)
Pour conclure, et pour tordre le cou à un dernier canard, examinons les entreprises qui excitent nos jeunes aujourd’hui. Si des experts comme Marine De Ridder parlent toujours de l’intérêt certain pour les Big Four de la consultance comme un tremplin, ce n’est pas ce genre de boîtes au management intensif qui fait majoritairement vibrer les moins de 30 ans.
“Ils s’investissent moins dans les grandes que dans les petites structures, conclut Suzanne Gorge. C’est compréhensible vu leurs attentes. Les grands groupes avec leurs lignes hiérarchiques, leurs process et leurs normes et leurs obligations de reporting ne séduisent pas. Les jeunes s’y sentent anonymisés et pas du tout valorisés.”
Dans le baromètre CBC, les entreprises familiales (20 % des répondants) avaient la cote loin devant les grands groupes internationaux ou une boîte du Bel 20 (15), les organisations d’économie sociale (11) ou les start-up (9 %). Un autre cliché démonté…
Au courant du mois de juin, la banque livrera une nouvelle édition de son Baromètre. Elle y a ajouté, avec bonheur, des questions sur l’investissement des jeunes Belges dans leur travail. Tout porte à croire qu’ils confirmeront l’étude française.
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